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Puissance de la douceur, Anne Dufourmantelle

Ecrit par Pierrette Epsztein 17.10.13 dans La Une Livres, Payot, Les Livres, Critiques, Essais

Puissance de la douceur, Editions Manuels Payot, août 2013, 160 pages, 15 €

Ecrivain(s): Anne Dufourmantelle Edition: Payot

Puissance de la douceur, Anne Dufourmantelle

 

En France aujourd’hui, nous ne sommes heureusement pas en période de guerre armée. Mais une guerre sourde est à l’œuvre qui provoque des effets sournois sur les mentalités, sur la population et sur la société toute entière. Nous sommes en butte à une idéologie de la compétition à outrance, à une compétitivité sans fin, à une envie effrénée de possession, à une rentabilité obligée, à un chômage inquiétant, à un écart de plus en plus grand entre les revenus, à un repli sur soi de mauvais aloi, à une technologie dévorante qui délite le lien social, à une communication automatisée où la machine remplace de plus en plus l’échange de paroles, à une manipulation du discours médiatique qui nous oblige à penser en rond avec des mots édulcorés et standardisés.

Dans une époque de violence pulsionnelle où l’argent et la science sont devenus des signifiants maîtres, le livre d’Anne Dufourmantelle qui s’intitule Puissance de la douceur ne peut qu’étonner, nous paraître étrange et même faire scandale pour certains. Aujourd’hui, que peut encore signifier ce mot de « douceur » et comment peut-on lui associer le mot « puissance » ? En effet, l’union de ces deux mots peut apparaître de prime abord comme un oxymore. Tout l’essai va être une démonstration de la pertinence de ce titre.

Anne Dufourmantelle examine avec une grande précision et « une souplesse inédite » les aspects pluriels de ce concept dont elle va tenter de cerner les contours par des « arguments de vérité » en croisant des champs multiples pour nous permettre d’en appréhender la complexité, « la réalité énigmatique ». Pour cela, elle choisit différents angles de vue. Pour appuyer sa démonstration, elle emprunte ses exemples à la sensorialité, au langage, à l’étymologie, à la littérature, au sociétal, à l’histoire, au politique, à l’anthropologie, à la religion, à la philosophie et à la psychanalyse bien sûr.

L’auteur nous explique que dans notre société nous vivons une situation extrêmement paradoxale. D’un côté, la violence sévit dans les rapports individuels et sociaux, de l’autre on n’arrête pas d’exalter la douceur comme remède à tous nos maux. Mais de quelle « douceur » est-il question ? Car la signification de ce mot est souvent édulcorée, on lui ôte trop facilement tout son tranchant.

La vraie douceur n’est pas la mièvrerie que nous montre la publicité en exhibant l’enfant, la mère, la nature, certains objets apaisants, images offertes uniquement comme incitation piège à consommer. Elle n’est pas non plus la suavité de la verdure, de village autour de l’église ou de mer calmée déployée dans les affiches de campagnes électorales uniquement pour nous inciter à voter pour un candidat ou un autre, nous faisant croire à des relations sociales lisses et sans conflits et nous faisant perdre tout libre arbitre. Elle est encore moins dans un confort bise nounours où chacun se replie dans un lieu dont il a acquis la propriété au prix de combien de sacrifices, envahi d’objets inutiles achetés très souvent à crédit, qui nous rassurent et nous enferment dans une illusion factice de quiétude abêtissante.

La réalité est tout autre. Du fait de la dépendance initiale du petit d’homme, accéder à la douceur entraîne une violence vitale sauvage. Le travail psychique pour se dépendre du corps de la mère, de son animalité première opaque, secrète, du fantasme du retour à un éden de l’enfance nécessite un arrachement violent. En effet, la douceur est un compromis difficile à trouver. Il exige de chacun une force intérieure pour ne pas rester dans la servitude volontaire, pour aller vers une autonomie par rapport aux objets et ne pas céder sur notre désir, seul moyen d’accéder à une vraie liberté. Etre doux avec soi-même est une conquête contre notre propre sauvagerie ou notre asservissement. On ne peut être doux avec les autres que si on l’est d’abord avec soi. Quand cette douceur vis-à-vis de soi est ancrée, elle donne de la souplesse psychique et une confiance qui permet plus facilement une acceptation de l’altérité. Et quand la douceur est mise en commun, elle devient une force prodigieuse car elle a un pouvoir de transformation sur les choses et sur les êtres. La douceur porte la vie, la sauve, l’accroît.

Mais comment peut-on accéder à une « douceur » qui nous apporte du bien-être ? La douceur peut se trouver dans l’exaltation de tous les sens qu’il est important de garder en éveil si l’on veut habiter le monde en poète. Elle peut s’exercer dans nos relations individuelles. Une rencontre amoureuse entraîne un mouvement fusionnel et passionnel qui est un passage obligé délicieux à vivre parce qu’il nous embarque hors de nous, mais au fil du temps, cette volonté de faire UN se dissipe et peut se transformer si on y met de l’intelligence et de l’attention en une douce tendresse. Dans les relations sociales, on peut aussi mettre de la « douceur », une fois qu’on a renoncé au rapport de pouvoir et de rivalité et qu’on l’a remplacé par le pouvoir exaltant de la solidarité, de l’entraide et de l’intelligence partagée. Vivre en douceur exige aussi de nous d’inventer un autre rapport au temps qui intègre la durée et la lenteur indispensable à toute réflexion, à toute invention, cela demande d’accepter de se déprendre de la possession immédiate malgré toutes les pressantes sollicitations extérieures.

Anne Dufourmentelle nous oblige à réaliser que ce mot de « douceur » n’a rien d’idyllique. Il est porteur de dissonances, d’oppositions, de contradictions. Ces contrastes nous inquiètent, déplacent les lignes, nous étonnent, nous troublent, ébranlent nos évidences, nous dérangent mais fécondent notre pensée.

On peut rendre à la douceur sa puissance en lui donnant toute la place qu’elle mérite. Faire exister la douceur de vivre dans les relations humaines est un acte politique. C’est une véritable révolution dans les mentalités et dans les mœurs.

Dans une période où règne tant de décourageante morosité, ce livre éclaire notre horizon par une touche d’espoir et d’optimisme.

 

Pierrette Epsztein

 


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A propos de l'écrivain

Anne Dufourmantelle

 

Anne Dufourmantelle, docteur en philosophie (Sorbonne) et diplômée de Brown Univesity, a enseigné à l’école d’architecture UP6-la Villette, et donne un séminaire à l’Institut des Hautes Etudes en Psychanalyse à l’ENS. Elle dirige une collection d’essais chez Stock intitulée L’autre pensée et exerce en tant que psychanalyste à Paris. Ses derniers livres publiés : En cas d’amour (2009), L’Eloge du risque (2011) et Puissance de la douceur (2013).

Elle est morte le 21 juillet 2017 en voulant sauver un enfant de la noyade.

 

A propos du rédacteur

Pierrette Epsztein

 

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Rédactrice

Membre du comité de Rédaction

Domaines de prédilection : Littérature française et francophone

Genres : Littérature du "je" (autofiction, autobiographie, journaux intimes...), romans contemporains, critique littéraire, essais

Maisons d'édition : Gallimard, Stock, Flammarion, Grasset

 

Pierrette Epsztein vit à Paris. Elle est professeur de Lettres et d'Arts Plastiques. Elle a crée l'association Tisserands des Mots qui animait des ateliers d'écriture. Maintenant, elle accompagne des personnes dans leur projet d'écriture. Elle poursuit son chemin d'écriture depuis 1985.  Elle a publié trois recueils de nouvelles et un roman L'homme sans larmes (tous ouvrages  épuisés à ce jour). Elle écrit en ce moment un récit professionnel sur son expérience de professeur en banlieue.