Promenade informelle dans le verbe de René Char
L’espoir de ce récit et des réflexions qui le prolongent n’est évidemment pas d’apprendre quoi que ce soit aux familiers de la poésie de René Char (toujours susceptibles de m’en faire eux-mêmes découvrir quelque recoin), mais plutôt de m’adresser à ses lecteurs occasionnels. Je fais l’hypothèse qu’il s’en trouve d’intimidés par une langue sans concession et un lien pouvant être perçu comme difficile à faire entre la hauteur de visées énoncées sous une forme proche de fragments présocratiques et une sensualité omniprésente, et envoûtante. L’angle sous lequel je leur propose de m’y accompagner n’est qu’une entrée possible parmi de nombreuses autres, que j’ai d’abord voulue facile à emprunter.
Une chaude après-midi de l’arrière-saison, en Vaucluse ; nous étions allés déjeuner chez un couple d’amis. L’enclave d’Apt se resserrait sur elle-même sous un soleil qui la criblait, et avant de reprendre la route vers notre Sorgue, ma femme exprima le désir d’une promenade.
Cette fois, l’habituelle question-couperet « Où va-t-on ? » ne s’abattit pas sur notre communion en même temps que le claquement des portières.
De la cité HLM dont nous venions de sortir, quelques kilomètres à peine suffisent largement à vous dépayser. Dépassés les derniers trains de maisons en direction du Luberon, nous nous sommes vite trouvés sur une terre pelée par endroits, jonchée d’arbustes, de collines de part et d’autre de la route, qui offraient un contraste saisissant avec un ruminement caractéristique de la ville.
Les plateaux de l’arrière-plan qui paraissaient nous suivre avançaient dans notre sens, et la végétation sur le bord de la route, qui semblait défiler en sens inverse, se croisaient à nos yeux à plus grande vitesse que l’auto sur le bitume. Nous avons dû bientôt céder au désir de marcher, à l’entrée d’un chemin disparaissant à quelques mètres de la route. La voiture, laissée à plusieurs pas derrière, figurait une vieille peau tombée de nous, mue hygiénique et nécessaire, symbole réduit à l’inerte de notre fébrilité, mirage de la vie.
Ce n’est pas un hasard si tout ici est presque à hauteur de poitrine.
Nous dépassions des troncs que la foudre avait couchés. Vivifiée par la présence des aromates, ma femme a un peu pressé le pas, tandis que je m’attardais à observer divers feuillages. Sur notre droite, quelques bouts de bois un peu enchevêtrés, amoncelés sans doute par le vent. Machinalement, elle a ramassé le plus droit, s’est mise par ci par là à bousculer des petites pierres ; puis au fil de la marche, à déranger de plus grosses.
Nous n’étions venus pour rien d’autre que pour ce corps à corps avec la lumière, avec l’air, avec soi ; tout est réponse, quand on ne questionne pas !
« C’est bien… Ici, je ne me sens plus de ce temps ». Elle avait raison. Je partageai son soupir d’aise. Nous sommes encore complètement de notre époque et nous nous démarquons autant de tout passéisme, mais il s’agissait là de vérité première, d’un soi tragique enseveli. Nous ressentions combien l’étonnement nous dévêtait des strates accumulées sur nous au fil des canalisations successives, inconscientes, parfois maquillées, où ce monde nous engouffrait la plupart du temps.
Ce dont nous, vivants de ce jour, nous sommes coupés, que Char nomme « le nu perdu », brasillait encore sous toutes ces couches non naturelles, contrefaçon du vrai limon. J’ai pensé avec émotion à cette ligne :
« Je touche le fond d’un retour compact » (1).
Il n’a fallu rien d’autre pour que s’impose à ma mémoire – vue et vision –, comme en transparence sur les choses, un poème de cinq lignes, Cette fumée qui nous portait (2). Il venait de jaillir à quelques pas de moi, s’animant soudain grâce au geste instinctif auquel j’ai assisté (les petits enfants s’y adonnent volontiers aussi !), à un bâton saisi, à quelques pierres déplacées. Le moindre mot de ce poème :
Cette fumée qui nous portait était sœur du bâton qui dérange la pierre et du nuage qui ouvre le ciel. Elle n’avait pas mépris de nous, nous prenait tels que nous étions, minces ruisseaux nourris de désarroi et d’espérance, avec un verrou aux mâchoires et une montagne dans le regard.
Ses virgules, son pouls, sont passés dans une attitude irréfléchie, spontanée, sur un chemin rocailleux, par une senteur de feuilles. Brigitte, de façon naturelle et à mille lieues alors de toute poésie écrite, faisait corps avec un poème de René Char, par dépassement distrait des choses et de soi, en se livrant au hasard d’une pulsion banale.
J’ai pensé à des chercheurs de serpents, découverts enroulés sous les rochers, proches fortuitement de la guivre mallarméenne, symboles fugitifs d’une éternité différente à la fois de celle de l’Instant chère aux surréalistes et de celle des « bouts d’existence incorruptibles » (3) que sont les poèmes, ces deux dernières ne faisant qu’une à maints égards. Combien ambivalent est tout enfantement, celui du poème ne faisant pas exception ; combien produit d’un amour absolu, sans concession. Ecriture et parturition… Le dérangement de la pierre ne vient pas chronologiquement avant l’ouverture du ciel mais ne fait qu’un avec elle, procède d’une même globalité.
Si l’on ressent le « verrou aux mâchoires » comme ce qui en nous freine l’acte d’écrire, et la « montagne dans le regard » comme ce qui le favorise au point de le rendre vital malgré son extrême dureté, « cette fumée » est aussi notre devancière, éclaireuse sur des chemins secs et abrupts (réels et/ou métaphoriques tels ceux qui mènent à un nulle part fécond dans la pensée du Martin Heidegger de Holzwege) ; elle va de rares fois passer nous y étreindre, inverser momentanément tout ce qui est figé ou affligeant dans le monde, nous propulser d’un pôle à l’autre en un éclair, mais plus souvent défier notre force, nous accabler. Emerge ici l’image des « marcheurs », de Rodin, que René Char dit avoir « accompagnés longtemps… balbutiants et cahotants… » (4).
Où vont-ils, d’ailleurs ? Et nous-mêmes ?… Les hommes et femmes « de la pluie et enfants du beau temps » (Seuls Demeurent, XIX) qui ont la passion de traduire « l’intention en acte inspiré » (S. D., XXXV) engagés sur quelque chemin de création que ce soit, sont au nombre de ceux qui ne le savent que trop bien. Ils se souviennent avec René Char « … de La Maison du berger. Lorsque la fin va le tirer à soi, Vigny oblique avec une soudaineté omnisciente, trompe la longue attente, et voici les impérissables derniers vers :
Nous marcherons ainsi, ne laissant que notre ombre
Sur cette terre ingrate où les morts ont passé ;
Nous nous parlerons d’eux à l’heure où tout est sombre,
Où tu te plais à suivre un chemin effacé… » (5)
« L’acte poignant et si grave d’écrire quand l’angoisse se soulève sur un coude pour observer et que notre bonheur s’engage nu dans le vent du chemin » (6).
L’élan du bonheur et le mouvement de l’angoisse, quel qu’en soit le degré – variable – du moment, sont une même vérité comme espérance et désarroi, entre lesquels l’aller-retour dans les deux sens est permanent :
« Le vent allait de l’un à l’autre ; le vent ou rien, les pans de la rude étoffe et l’avalanche des montagnes, ou rien » (7).
Le poème Chanson du velours à côtes, en effet, offre une saisissante représentation de ces pics et ces torrents à prendre d’assaut ou par lesquels être pris d’assaut (terme récurrent), dans le cheminement de l’écriture et dans la vie qu’il détermine.
Pour riche et aussi fervent qu’ait été le reste de notre promenade (une fois le bâton distraitement jeté), le souvenir ému que j’en retire reste la souveraine rencontre vécue avec l’un des aspects les plus immédiats et sensibles de la poésie de René Char, réputée d’un abord difficile, sur ce flanc de colline dominant le trou d’Apt. Le temps écoulé depuis n’a fait qu’attiser encore mon goût passionné pour ces paysages autour de Sivergues, berceau des Inventeurs (8). Pour l’auteur des Matinaux toutefois, aucun foyer de localisation proprement dite de sa poésie n’est recevable : le sol où elle prend racine n’est autre que celui du monde. Fût-ce en contradiction avec un premier niveau d’apparence quand on le lit (du fait de la fréquence des noms de lieux existants), elle débouche sur une géographie tout intérieure, le paysage imaginaire enfoui en nous tous. Dedans et dehors. Comme chacun peut le faire, j’ai vu maintes fois vivre cette poésie à d’autres moments, passer dans le sang, retrouver par ce fond sa source authentique, qui est celle de l’humain. Le caractère évidemment fortuit d’une telle conjonction, je le sais depuis, n’a rien d’obscur ou de mystérieux et peut se reproduire pour toute personne en qui l’instinct n’a pas perdu sa voix à force de bâillon.
« Le poète est la partie de l’homme réfractaire aux projets calculés » (9).
Pour l’homme du parc des Névons de son enfance perdue et plus tard des Busclats, la poésie est inséparable du sensible, du concret ; un regard global sur ses engagements en témoigne. Il donne priorité au vivre plutôt qu’au dire :
« Le poète ne dit pas la vérité, il la vit » (10).
Dans un texte évoquant précisément une marche (Faire du chemin avec…) il ajoute ces mots éclairants :
« La poésie porte aussi secours à l’instinct en perdition » (11).
L’espoir obstiné des dérangeurs de pierres de Cette fumée qui nous portait, de Char lui-même, est-il de retrouver ce Nu perdu enfoui sous nos propres rochers intérieurs ?… Me souvenant de L’oracle du grand oranger (12) rappelant que « L’homme qui emporte l’évidence sur ses épaules / Garde le souvenir des vagues dans les entrepôts de sel », j’ai trouvé inféconde, donc appauvrissante, toute précipitation manichéenne à trancher, à décider lequel dans le relief de Char, masque funèbre ou visage nuptial, est le versant des Inventeurs (13) et lequel l’autre, ne trouvant dans une telle démarche qu’automatisme appris, manie de logique formelle, comme serait Formel un Partage (14) en ce sens. C’est précisément sous le dôme de ce titre qu’il nous évite le faux problème :
« La poésie se tire de la somme exaltée de leur moire » (13, XXVII).
Un peu avant dans le même texte (XVII), il qualifiait d’exaltante l’alliance des contraires sur laquelle Héraclite met l’accent. Il semble donc qu’au-delà des termes d’opposition ou de tension, parfois de combat, l’une des principales composantes de l’œuvre de Char soit la vocation d’unité. Evitons tout glissement pourtant : rien d’abstrait dans ce processus, ce rapprochement des lointains qui s’effectue à tous les degrés du physique. Il a lieu (expression forte ici) à la fois en soi et au-dehors, recense et mobilise la totalité des processus vitaux. Il me semble nécessaire ici de reconsidérer cette géographie, en estimant la nouvelle « mise en garde » (15) qui s’impose : l’alliance n’y est aucunement apaisante, surtout pas euphorisante, et moins encore résolution définitive, ne dispensant de nul effort pour la perpétuer, la réinventer, parce qu’elle est moment après moment remise en question, avec risque d’abonder aux gouffres du masque funèbre. Elle est source d’un surcroît de vie, à l’opposé extrême d’un havre ou d’un port. On lit dans Redoublement (16) :
« Le visage de la mort et les paroles de l’amour… Et la pluie faisant pont, pour ne pas apaiser ».
ou encore :
« Le poème est l’amour réalisé du désir demeuré désir » (17).
Nous sommes loin, sur sa « barque », de la béatitude des navires à l’ancre ! Sitôt réalisé cet absolu de l’amour sous la forme sensuelle du jaillissement du poème, l’horizon du poète se re-projette toujours de façon impitoyable, le soulagement le prive de toute paille d’innocence, (18) et lucide (19) il « n’a que des satisfactions adoptives » (20).
Entre les pôles, force est toujours de franchir ; la mort ne se trouvant ni au-delà ni en-deçà mais « à côté, industrieuse, infime » (18), donne son sens supérieur à ce parti-pris d’exigence. La parole combien célèbre « Aller me suffit » (21) m’est toujours apparue sous cet éclairage. Oui, Char est avant tout un franchisseur (et affranchisseur !), et sa dynamique est constante. Gué, col ou pont alternent dans son œuvre, y jalonnent son itinéraire de marcheur. Sa grande randonnée : « Combattre vaille que vaille cette fatalité à l’aide de sa magie, ouvrir dans l’aile de la route, de ce qui en tient lieu, d’insatiables randonnées, c’est la tâche des Matinaux », ne se place plus sous le signe d’un affût de tous les instants comme jadis dans l’ère des Feuillets d’Hypnos, ni sous celui de la décontraction de ceux qui partent à l’aventure avec sac à dos. Son attitude est éloignée des deux extrêmes, et s’en pétrit. En ce sens, les mots « sérénité crispée » (22) ne sont pas à saisir comme des termes statiques, seulement contradictoires mais comme un renvoi réciproque violent, et profondément dynamique, à un extrême point de vie comme confinent à un pic deux versants abrupts d’une montagne :
« … tu nous menas de roc en roc jusqu’à cette fin de soi qu’on appelle un sommet » (23).
Dans Orion à la Licorne (24), René Char décompose la contradictoire géologie de ce qu’il nomme ailleurs « le passé instantané » (25), dans la bouillie des éléments, mouvante géographie que parcourt en son centre la marche de l’homme. Tous ces événements ne précédant que de quelques minutes le locuteur (l’instant étant « une particule concédée par le temps et enflammée par nous » (26)), comment ne pas évoquer la puissance interrogative de l’œuvre de René Char dans le domaine métaphysique en même temps que dans celui de l’art ? A la question « Lequel est l’homme du matin et lequel celui des ténèbres ? » (27), sans tourner la tête ou – moins encore – interrompre sa marche, le poète répond « qu’il est du pays d’à côté » (28).
Nous sommes généreusement renseignés sur ce pays (Qu’il vive ! (29), La Sorgue (30)), etc.
– « Prévenus » nous reprendrait Char, en souriant.
Henri-Louis Pallen
(1) Le visage nuptial (Fureur et Mystère)
(2) poème de Fureur et Mystère (Les loyaux adversaires)
(3) Le rempart de brindilles (La Parole en Archipel)
(4) Rodin (Aromates Chasseurs)
(5) Sous ma casquette amarante, Entretiens avec France Huser (R. Char cite Vigny)
(6) A une Sérénité Crispée (Recherche de la Base et du Sommet)
(7) Chanson du velours à côtes (F.M.)
(8) poème des Matinaux
(9) Bandeau de Fureur et Mystère (R.B.S.)
(10) Post-merci (A une sérénité crispée, R.B.S.)
(11) Faire du chemin avec… (Fenêtres Dormantes et Portes sur le Toit)
(12) Le Marteau sans Maître
(13) poème des Matinaux
(14) poème de Seuls Demeurent (F.M.)
(15) Mise en garde (L.M.)
(16) Dans la pluie giboyeuse (Le Nu Perdu)
(17) Partage formel, XXX (F.M.)
(18) On lit dans La bibliothèque est en feu (La Parole en Archipel) : « On ne peut commencer un poème sans une parcelle d’erreur sur soi et sur le monde, sans une paille d’innocence aux premiers mots »
(19) Note 169 des Feuillets d’Hypnos : « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil »
(20) Item V de Partage Formel (Seuls Demeurent, F.M.)
(21) La compagne du vannier (Seuls Demeurent, F.M.)
(22) section de Recherche de la base et du Sommet
(23) Faire du chemin avec… (F.D.P.T.)
(24) Aromates Chasseurs
(25) Aux portes d’Aerea (Retour Amont)
(26) Faire du chemin avec… (F.D.P.T.)
(27) L’inoffensif (L.P.A.)
(28) Pourquoi la journée vole (L.P.A.)
(29) Les Matinaux
(30) La fontaine narrative (Fureur et Mystère)
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