Profession fripouille, Mémoires, George Sanders (par Philippe Chauché)
Profession fripouille, Mémoires, George Sanders, Séguier Editions, janvier 2023, trad. anglais, Romain Slocombe, 288 pages, 20 €
Edition: Séguier
« L’un des plus grands héros de mon enfance, mon oncle Jack, se livrait avec une joie obstinée à l’un de ses passe-temps favoris. Depuis son immense lit sculpté, un pistolet de calibre 22 dans sa main tremblante de lendemain de cuite, il tirait sur les mouches rassemblées qui se régalaient de la confiture dont il avait barbouillé le plafond ».
Ces mémoires piquantes de l’un des grands acteurs américains restaient introuvables dans l’édition française, ou alors à des prix que la courtoisie littéraire nous empêche de relever. On devait la première édition à Roland Jaccard pour sa Collection Perspectives Critiques aux PUF, c’était en 2004. Cette nonchalance, ce style, cette attitude d’élégant dédain (1) du comédien aux cent dix films, dont quelques pépites et de nombreux navets ne laissèrent pas indifférent Roland Jaccard, grand admirateur de Louise Brooks et ami de Cioran. Depuis Roland Jaccard, comme quelques années plutôt George Sanders, a mis fin à ses jours, à ses livres et à ses chroniques, même si quelques amis inconnus continuent à le lire et à relire, souvenirs de temps anciens, que certains diraient perdus !
Les Editions Séguier ont donc eu l’excellente idée de le reprendre, de confier la traduction à Romain Slocombe qui l’avait déjà traduit, il s’est remis à l’œuvre, afin, écrit-il, qu’elle soit le plus fidèle possible à l’humour et la causticité inimitables du cad (2). On croirait lire là encore le portrait de Roland Jaccard, tout aussi désinvolte que Sanders. Un Roland Jaccard qui serait né à Saint-Pétersbourg, le 3 juillet 1906, puis échappé de la révolution bolchévique, installé en Angleterre, puis ce sont les Etats-Unis et quelques pays de l’Amérique latine. Un Roland Jaccard passé maître dans l’art de déserter d’une entreprise, de prendre la porte, qu’une main généreuse mais ferme ouvrait devant lui !
« J’étais devenu un acteur de Hollywood qui gagnait un salaire substantiel sans trop se fouler ; et si le Destin avait été disposé à faire de moi un bourreau des cœurs, une tête d’affiche, un Amant Exceptionnel, j’aurai accepté avec ma générosité habituelle ».
George Sanders, en plus d’être un acteur, dont la voix, le corps, le visage restent à jamais imprimés dans notre mémoire, de Rebecca d’Alfred Hitchcock, à La 5e victime et Les Contrebandiers de Moonfleet de Fritz Lang, en passant évidemment par Ève de Joseph L. Mankiewicz, Voyage en Italie de Robert Rossellini, sans oublier les navets et autres nanars où il figura, sans jamais faire de la figuration, incarnant un art singulier d’être vivant, troublant face à la caméra, d’impressionner la pellicule, même dans les rôles les plus ingrats que l’on imagina pour lui. Si ces étourdissantes mémoires, pétillantes, amusantes, touchantes, s’attachent au cinéma, elles nous dévoilent aussi toutes les aventures de Sanders travaillant pour des compagnies de tabac en Argentine, puis au Chili, dont il finira à chaque fois éjecté, des entreprises, puis du continent sud-américain. Mais le destin le poussait, et l’entraîna vers les plateaux et les projecteurs, où il joua la comédie, sans trop se fatiguer.
« Quelque peu sur le tard, je suis parvenu à la conclusion que ma réelle vocation dans la vie est l’oisiveté ; voilà quelque chose où j’aurais pu me montrer réellement brillant. Il me semble particulièrement malheureux que je n’aie pas eu le courage ni les moyens de m’y adonner ».
Des pages qu’il consacre à son travail d’acteur, George Sanders est sans aigreur, parfois il décroche quelques piques, souligne des anecdotes, des manies de réalisateurs qui l’embauchent, et c’est toujours élégant, piquant et très souvent très drôle. Les portraits des comédiens qui ont partagé sa vie sur les plateaux sont touchants, comme celui de Tyrone Power disparu sur le tournage de Salomon et la Reine de Saba, ou de Marilyn Monroe, rencontrée pour la première fois sur le plateau d’Ève, « elle était modeste, ponctuelle et pas capricieuse. Elle désirait que les gens l’aiment ». Elle est devenue l’étoile que l’on sait, et a subi la chute que l’on connaît. Profession fripouille est un livre stylé, brillant, attachant, touchant, flamboyant, comme l’était George Sanders, aristocrate égaré sur les plateaux de cinéma, mais y tenant parfaitement son rôle, une heureuse canaille qui aimait les femmes, les palaces, les grasses matinées, son majordome, l’argent et le whisky, et qui s’est retiré du monde avec la même élégance qui l’habitait lorsqu’il jouait la comédie.
Philippe Chauché
(1) Tony Thomas est historien du cinéma.
(2) Romain Slocombe : la signification de cad étant à chercher quelque part entre « salaud », « fripouille », « canaille », « mufle » et « goujat ».
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