Profession du père, Sorj Chalandon
Profession du père, août 2015, 320 pages, 19 €
Ecrivain(s): Sorj Chalandon Edition: GrassetLors d’une soirée de présentation de son dernier roman, Profession du père, Sorj Chalandon souligne que dans chacun de ses romans, la figure du père, qu’il soit réel ou rêvé, occupe une dimension très forte. Dans celui-ci le père tient le rôle principal dans un huis clos familial intense. Face à lui, gravitent le fils aîné qui tient la place du narrateur, le cadet qui sert de contrepoint, la mère et des silhouettes extérieures au clan qui à leur tour interviennent dans le cours du récit, un ami d’école du fils, un américain énigmatique. Dans ce scénario improbable, l’intrigue va se dérouler avec un crescendo inexorable, depuis l’enfance du fils aîné jusqu’à sa maturité.
Le roman Profession du père de Sorj Chalandon débute le jour de la crémation du père André Choulans, un nom banal, une crémation qui fera disparaître toute trace de cet homme à jamais. La scène est cruelle puisque le fils aîné, Émile, est seul avec sa mère pour assister à la cérémonie. Peu à peu, il va remonter à rebours les étapes de sa vie familiale en essayant d’en décrypter les ressorts. On le suit pas à pas dans sa quête. Tout commence à la fin de la guerre d’Algérie en 1961 et se boucle en 2010, au moment où le fils devenu « restaurateur de tableaux » et père à son tour, écoute une bande enregistrée à son adresse par le père où celui-ci va dévoiler « sa vérité », « des révélations sur moi, sur ta mère, sur toi. Je veux juste que tu saches qui je suis vraiment ».
Mais, en fait, qu’apprendra-t-il, ce fils, qu’inconsciemment il n’a déjà appris dans la peur et la douleur ? Souvent le lecteur se pose la question de la part de la « vérité » dans un récit. Il ne peut s’empêcher de tenter de dénicher une dimension privée. Mais ce n’est pas l’objectif recherché par Sorj Chalandon. Ce qu’il tente de nous faire approcher c’est la complexité des relations qui se nouent au sein d’une famille qui ressemble à beaucoup d’autres. Profession du père ne s’intitule nullement « professions de mon père ». En fait, comme tout écrivain de qualité, Sorj Chalandon s’efforce d’atteindre, non une vérité biographique, mais une vérité intérieure. La question à laquelle il tâche de répondre est qu’est-ce qui agite les humains ? Et il y répond avec un talent certain. Les lecteurs accèdent au plus profond des personnages qui évoluent dans ce récit et se démènent comme ils peuvent avec leur structure psychologique, avec leurs désirs, avec leurs peurs, avec leurs limites et leurs contradictions.
Qui est ce père, dont le fils inscrit sur sa fiche de rentrée scolaire à la rubrique profession « agent secret », juste pour se donner de l’importance ? C’est un individu qui, avec sa personnalité inquiétante, paradoxale, affecte et infecte tous les aspects de la vie quotidienne de cette famille. C’est seulement après sa mort que le fils aîné, prisonnier de ce qu’il faut bien nommer « une secte » familiale, peut sonder son enfance hors du commun auprès d’un père « gourou » qui chaque jour changeait de personnalité, alliant le rôle de bouffon caricatural qui fait penser à Tartarin de Tarascon, le personnage burlesque d’Alphonse Daudet, à celui de fou furieux, de despote familial comme on peut en trouver dans le théâtre de Shakespeare, semant autour de lui « le bruit et la fureur ».
Mais il est beaucoup plus que cela, il est metteur en scène d’une pièce tragi-comique dont il est aussi l’auteur et le principal acteur. En fait, au fil des pages, le lecteur découvre un tout autre personnage qui ne se rend jamais à un quelconque travail, qui passe ses journées affalé dans un canapé devant la télévision ou à la terrasse d’un café où il est un coq très imposant, parlant haut, toujours une invective à la bouche et qui boit plus que de raison. Au fond, n’est-il pas empli d’un désir démesuré de vengeance qui le pousse à saccager tout ce qui l’entoure ? Le grand-père du narrateur dit de lui : « Il est né du mauvais côté ».
Parlons maintenant du fils aîné. Son récit commence quand il est enfant. C’est un gamin solitaire qui ne reçoit jamais personne chez lui, qui rêve d’impossibles rêves et qui s’invente des vies pour échapper à cette famille sans code. C’est à travers son regard que la silhouette du père se dessine. Au départ, il est « immense ». L’enfant croit aux costumes d’Arlequin de son père, tour à tour « chanteur évincé par jalousie d’un groupe prestigieux de sa jeunesse, footballeur, professeur de judo, parachutiste », « espion » au service de la CIA, ardent défenseur de la patrie en danger, « conseiller du général de Gaulle jusqu’en 1958, jusqu’au jour où il l’a trahi et où son ami devint son pire ennemi » à abattre, auxquels s’ajoutent d’autres panoplies moins glorieuses, franchouillard, fanatique, méprisant à l’égard des femmes et des faibles, grossier qui hurle sa haine, capable de tout saccager dans ses accès de violence, imprévisible tout le temps. Cependant, le fils qui cherche à capter l’attention de ce père glorieux à ses yeux, fait du judo sans joie, accepte avec fierté une mission sacrée et dangereuse que celui-ci lui confie. « Mon père m’a annoncé qu’il allait tuer de Gaulle. Et il m’a demandé de l’aider. Je n’avais pas le choix. C’était un ordre. J’étais fier. Mais j’avais peur aussi ». « A treize ans, c’est lourd un pistolet ». Le jeune adolescent est fier car il passe, d’un coup, de la place misérable de victime à celle glorieuse de soldat. Il n’est plus la chose du père mais son complice. Surtout que son parrain, Fred, l’énigmatique ami américain héros glorieux lors du débarquement, lui impose cette charge risquée par voie d’injonctions et de missives remises par le père puisque cet homme il ne le rencontrera jamais dans la vraie vie. Il délaisse l’école, passe des heures au musée, dessine.
Un problème grave va se produire. Le gamin va embrigader Luca, le seul copain qu’il arrive à se faire à l’école, aussi perdu que lui, dans son épopée romanesque comme s’il jouait à la guerre, faisant monter les enchères extrêmement haut pour de rire, pour que le copain renonce. Il va reproduire avec cet enfant ce qu’il vit quotidiennement. Celui-ci finit par prendre ce jeu très au sérieux et par y croire plus que de raison. C’est lui qui va payer le prix fort pour cette adhésion au mythe paternel. Le narrateur sera ensuite envahi par une profonde culpabilité. Mais ce sera trop tard, le mal est fait.
Le narrateur passera sa vie à plaindre ce père défaillant. Il faudra qu’il quitte la maison, qu’il construise sa propre famille pour qu’enfin il prenne conscience de sa démence vertigineuse. Cette montée de tension nous est montrée avec virulente efficacité. Le gamin, devenu homme et surtout père à son tour, a le regard qui se décille. La lucidité prend la place de la fascination. Il est bien le seul car le vieux médecin de famille ne veut rien savoir jusqu’au bout, persuadé que le père de famille est une sorte de preux chevalier des temps modernes. Même le garagiste croit aux inventions paternelles les plus énormes. Tout le monde entre dans son jeu. C’est un fantastique manipulateur. « Chapeau l’artiste » dit à son sujet l’auteur avec une certaine dérision. Les derniers temps, le personnage érigé en héros, sans assise, sans limite, devient un pauvre clown prisonnier dans ses fantasmes de toute-puissance. La baudruche se dégonfle. Le père apparaît revêtu d’une « peau de chagrin », une coquille vide. La séduction du père cesse et la fragilité de l’homme lui saute à la gorge.
La mère, qui est dactylo, est la seule à avoir un métier, à respirer l’air du dehors, à avoir des collègues. Elle est incapable, cependant, de protéger ses enfants. Elle accepte impuissante tous ses actes de violence vis-à-vis d’elle et vis à vis d’eux. « Parfois la main du père se transforme en poings du père ». Elle est bien trop terrorisée par son mari pour se rebeller. Aveugle, sourde et muette, elle se soumet, elle est docile, se plie à toutes les sommations les plus intolérables de cet homme. Elle est même crédule au-delà de l’imaginable. Quels bénéfices tire-t-elle de son attitude qui ne la préserve nullement ? Quand ils décident de déménager, ils laissent le fils mineur dans un appartement vide et s’en vont tous les deux.
Le jour de la crémation, « elle était perdue. Elle avait le visage sans rien. Pas un éclat, pas une lumière. Ses yeux très bleus ne disaient que le silence. Ses lèvres tremblaient. Elle ouvrait une bouche de carpe ». Mais très vite, elle va se remettre dans un absolu déni. Cette vie sordide n’a jamais existé.
Le frère cadet est le seul à avoir compris la gravité irrémédiable de la situation et il fuit très jeune, loin de ce huis-clos, de cet enfer étouffant et mortifère.
Dans une librairie parisienne, un présentateur du roman, un jour, a énoncé : « C’est un roman drôle où l’on ne rigole pas ». L’auteur présent a dit : « Je reprends cette expression à mon compte ». Effectivement, à la lecture on a exactement cette impression. Durant la lecture, une envie de sourire nous prend, vite réfrénée par le tragique sous-jacent. L’écriture, comme dans tous les romans de Sorj Chalandon, est soutenue, resserrée, tirée au cordeau, sans nul pathos avec des variations de ton très élaborées. On sent que l’auteur a été journaliste et ne se gargarise pas de belles formules. Il va droit au but, toujours dans une position de surplomb. Chaque mot est pesé. Même si le narrateur utilise la première personne du singulier pour rendre compte, il ne cherche pas à expliquer, il montre. Il laisse ainsi au lecteur l’entière liberté de se forger sa propre opinion.
Aussi démoniaque que soit une figure de père, il n’est pas facile pour un fils de déboulonner cette statue du commandeur. Dans le roman de Sorj Chalandon, le narrateur n’échappe pas à la règle. Sans réhabiliter ce père défaillant, l’auteur le sort de son néant, il ne le juge pas, il lui réserve même une certaine tendresse lucide et par ses mots, il l’inscrit dans la lignée.
Ne pouvons-nous pas penser, qu’au-delà de la mort, le narrateur adresse à ce père génial et dangereux prestidigitateur un émouvant tombeau poétique ? Lorsque ses enfants liront cette histoire n’espère-t-il que leur rire soit sa plus merveilleuse revanche ?
Et nous lecteur ne pouvons qu’être emporté dans ce tourbillon satanique qui nous tient en haleine jusqu’à la dernière ligne. Impossible de lâcher le livre, impossible de rester impassible à cette lecture. Combien d’entre nous peuvent s’identifier à ce fils aîné ? Combien d’entre nous ont vécu avec des parents, persuadés de leur bon droit et ont été soumis à des injonctions paradoxales constantes ? Combien d’entre nous ont dû se réveiller un jour et se rendre compte que leurs parents étaient faillibles et jamais satisfaisants. Bien sûr, il faut espérer que jamais cela n’a atteigne un tel paroxysme dans la folie. Mais sans un minimum d’identification à ce fils, pourrions-nous être touchés à ce point par ce roman ?
Pierrette Epsztein
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