Prise de sang, Emmanuel Berl (par Gilles Banderier)
Prise de sang, Emmanuel Berl, 2020, 246 pages, 13,90 €
Edition: Les Belles Lettres
Publié en 1946, Prise de sang est un livre composé sur les décombres. Personnalité du monde littéraire parisien, Emmanuel Berl avait été jugé suffisamment français pour récrire, en juin 1940, certains discours de Philippe Pétain (il estimait avec raison que la prose cacochyme et crachotante du maréchal n’atteignait pas à la puissance rhétorique de Churchill ou De Gaulle), dont celui contenant la fameuse phrase « La terre, elle, ne ment pas » (aussi belle et creuse, si l’on y réfléchit bien, que n’importe quel slogan électoral). Dans les mois qui suivirent, cependant, Berl ne fut plus jugé assez français (autrement dit, trop juif) pour jouir de ses droits civiques et continuer à vivre sans se cacher. La Corrèze et le Lot, deux départements suffisamment vastes et vides pour qu’un Juif pût s’y dissimuler sans courir trop de risques (et, n’étant pas le premier venu, Berl pouvait compter sur de solides amitiés, nouées avant-guerre), lui offrirent l’hospitalité.
Pensé durant ces années sombres, Prise de sang forme une longue tentative visant à répondre à une question en apparence simple : « Que s’est-il passé ? ». Que s’est-il passé pour qu’un pays hautement civilisé s’abandonne à « cette voix suraiguë et rageuse de Hitler qui ne cessait de ressasser les offenses, même quand elle dénombrait les conquêtes – ce wagnérisme pour bals de tantes » (p.35) ? Que s’est-il passé pour que le pays voisin qui, quatre années durant, de 1914 à 1918, avait résisté de toutes ses forces, avec un héroïsme prodigieux, à la bestialité allemande, au prix d’un coût humain et matériel effroyable, s’effondre en quelques jours, se laissant traverser par les blindés de Guderian aussi aisément qu’une motte de beurre par une lame chauffée ? Pourquoi des hommes dont les pères avaient payé le prix du sang se sont-ils mis à servir l’Allemagne et parfois même à devancer ses volontés ? Que s’est-il passé pour que les Juifs que la Révolution avait émancipés, qui s’étaient assimilés parfaitement à tout ce que la France représentait (les questions, récurrentes de nos jours, sur la judéité de Proust – lointainement apparenté à Berl – sont lourdes d’implications diverses), devinssent subitement un corps étranger à la nation et soient livrés aux monstres ? « César a trouvé 60.000 Juifs à Marseille, il y a deux millénaires ; Louis XV n’a laissé que 60.000 Français au Canada, il y a deux siècles… À chaque point de la durée, le judaïsme est une fatalité, mais au cours des siècles, il est une persévérance » (p.44).
Emmanuel Berl, au terme de sa méditation écrite, est-il parvenu à répondre à cette question ? Ce n’est pas certain. Même si, au détour d’une page où il évoque les dieux anciens et les forces au-delà du monde, il semble rejoindre les intuitions d’un Ernst Jünger, Berl s’égare trop souvent dans les méandres de sa propre érudition historique, multipliant rapprochements tortueux et comparaisons hasardeuses.
Le texte de Prise de sang est encadré d’une préface où ne se déploie pas une modestie excessive, d’une postface due au regretté Bernard de Fallois, grand éditeur et ami de Berl, ainsi que d’une « biochronologie » de plus de 80 pages. Les épreuves eussent gagné à être contrôlées de près (pages 41, 78, 89, 120, 123, 128, 221).
Dans un livre délicieux, de ceux qu’il faut relire tous les cinq ou dix ans, car ils conservent leur sève tandis que nous vieillissons, Henri Jeanson évoquait Malraux et « son vieil ami Emmanuel Berl dont la vivacité, les pirouettes, les volte-face, les paradoxes déconcertent souvent ses adversaires. Outre que Berl a énormément de talent et qu’il n’a écrit aucun ouvrage qui ne soit excitant pour l’esprit, c’est un très bon escrimeur » (Soixante-dix ans d’adolescence, 1971). Malraux a été maroquiné, statufié, pléiadisé, tandis que Berl dort dans le Purgatoire où séjournent, un temps au moins, les hommes libres, ceux qui ne se sont fait les esclaves d’aucun système, d’aucune idéologie. De gauche quand il s’agissait de défendre la justice, de droite pour sauver la liberté, de nulle part quand il fallait faire entendre la vérité. Prise de sang, qui n’est pas son meilleur livre, ne rend pas justice à son talent.
Gilles Banderier
Emmanuel Berl (1892-1976) fut l’ami de Malraux et de Drieu la Rochelle. Son œuvre oscille entre essais et récits autobiographiques.
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