Pressentiment, Andrea Canobbio
Pressentiment, janvier 2015, traduit de l’italien par Vincent Raynaud, 88 pages, 11 €
Ecrivain(s): Andrea Canobbio Edition: Gallimard
« Le matin du 24 mars 2001, un samedi, j’ai pris un avion de Turin à Londres. Au sol il faisait beau… Quand je suis monté, j’étais nerveux. L’avion était à moitié vide, presque entièrement vide. S’il s’écrasait, il y aurait moins de victimes. Moins de tapage, moins d’attention ».
Pressentiment est le récit nerveux des crises de panique qui touchent l’écrivain italien lorsqu’il prend l’avion, comme si une catastrophe imminente s’annonçait. Pressentiment en ce début d’année 2001, qui sera celle de la chute, de la déflagration, de l’homme qui tombe, des fenêtres ouvertes sur le monde en feu. Rien de divinatoire dans tout cela, mais le sentiment permanent qu’il y une catastrophe dans l’air.
L’écrivain – éditeur aux aguets – se doute inconsciemment de quelque chose. Il va accumuler les indices pour ce court récit en forme d’enquête sur ses constats, ses ressentis et ses terreurs. A l’origine de tout, sa présence à New-York le 11 septembre et le court texte paru deux mois plus tard dans la revue L’Indice – l’air conditionné, les ascenseurs, même le ventilateur d’un ordinateur me fait sursauter… la journée n’en finit pas, elle n’en finit plus.
Quatre ans plus tard l’écrivain tourne et retourne la trame du drame, vécu au plus près, mais aussi quelques mois plutôt, lors de ses déplacements littéraires, en écho aux images du petit écran et à celles qu’offre le ciel de N. Y. Vivre à deux pas du trou noir du cratère, en faire et en refaire le récit, comme un Pressentiment, dix fois, vingt fois ressassé de Turin à Londres, en passant par Francfort, Milan ou Paris, d’un salon du livre à l’autre, d’un rendez-vous professionnel à une rencontre littéraire. Des crises de panique – j’étais effrayé par mon propre effroi –, qui, comme les avions, viennent et repartent et laissent le narrateur à ses épuisements.
« Avions, trains, automobiles, bateaux. Sur le quai du port de Bastia, j’ai compris que j’avais un problème avec les moyens de transport, peut-être n’avais-je plus envie de voyager. Je descendais, il est vrai, d’une famille d’employés des chemins de fer, mais c’étaient des employés sédentaires, du personnel non roulant : oxymores (comme les peurs rationnelles) ».
L’écrivain-éditeur est aux prises avec les bruits et les trous d’air, les vibrations et les impostures – on va dans les salons uniquement pour voir du monde, pour montrer qu’on est encore en vie et en bonne santé, digne de confiance et bien habillé –, il les traque, oreille tendue, œil aux aguets. Seul remède, en faire le récit, pressentiment d’un futur livre. Et à la croisée du récit, autre écho de panique : la disparition subite d’une éditrice croisée dans les salons du livre, la mort qui rodait depuis la première page de Pressentiment, est là – sa mort, une semaine après son hospitalisation, a été un évènement absurde, tragique, terrible, injuste –, elle n’est plus un écart de l’imaginaire mais un éclat du réel. Le narrateur est ici saisit comme Cary Grant chez Hitchcock, par la mort aux trousses.
« Mon billet d’avion prouve que j’ai quitté New York et l’aéroport JFK le samedi 15 septembre. Après le 11, j’ai donc passé trois jours supplémentaires dans la ville blessée. J’ai d’autres reçus que je joindrai à ma note de frais, d’autres personnes m’ont vu et pourraient jurer m’avoir rencontré, j’ai d’autres souvenirs forcément moins précis, modifiés a posteriori pour en faire des anecdotes à raconter ».
Andrea Canobbio était bien à N. Y. le 11 septembre et les jours qui suivirent, ce qu’il a vu, entendu et ressenti est au centre d’un court récit – et donc je suis sensé être venu ici –, d’où va surgir le livre.Pressentiment, ébauche d’un roman à venir (?), au style précis et net, à la langue placée à un haut niveau d’exigence – prendre de la hauteur pour s’éloigner des perturbations, ces sautes d’humeur climatiques. Leçon de style pour désamorcer ces états de panique qui troublent l’auteur, parfois le tétanisent, qui augurent d’une catastrophe, mais qui au bout du compte nourrissent ses romans à venir, et c’est le pressentiment d’une très bonne nouvelle, du tremblement du corps à celui de la main qui écrit.
Philippe Chauché
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