Présent absolu, Gérard Pfister
L’expérience du vide
Gérard Pfister publie le troisième et dernier volet de son travail poétique rassemblé sous le titre La Représentation des corps et du ciel, entreprise qui comporte comme sous-titre Oratorio. Ici, nous avons à faire avec le mouvement de cette expérience poétique, que j’appellerai, si vous me le permettez, une expérience du vide. Car je crois qu’à la manière d’Henri Michaux, avec son Connaissance par les gouffres, Gérard Pfister nous engage dans une psalmodie, issue d’une sorte de marche, de parcours à la fois intérieur – et donc spirituel – et physique – d’où viennent la scansion et le style rhapsodiques. Ainsi, Présent absolu aurait peut-être pu se sous-titrer par Rhapsodie. En effet, c’est à une expérience à la fois musicale en même temps que portée vers le silence – ce qui n’est pas incompatible – que nous convie ce livre.
Un instant, j’ai eu l’idée de titrer cette petite étude par une citation du poète lui-même de la septième section de son recueil : « de chair et de silence ». Du reste, cela mettait en valeur le caractère expérimental de ces distiques chantants et alertes. Par ailleurs, cela convenait assez bien avec à la fois le caractère physique – le sang, les sanies – et la psalmodie spirituelle – le silence, le désempli. Je crois que le vide emporte tout dans son expérience, comme un lecteur d’une certaine nuit obscure. Cela nous indique un au-dedans de soi que le poète dessine violemment. Non pas que le sang, la sueur, ou les viscères reviennent à plus de réalisme, mais gagnent plutôt en énergie et en véhémence par la forme presque blanche de certains distiques : car les mots /ne servent//qu’à oublier/la chair//et le vide/dont la chair//est tissée/et le flux incessant//des sanies […].
Je me suis aussi beaucoup interrogé sur la graphie des tirets. Par exemple, au début du cinquième chant, cette citation : de personne/_//nous sommes/de cette matière//tissée de vide […]. Et j’ai trouvé la réponse à cette ponctuation complexe, justement en regardant comment le poète explore l’expérience de la vacuité dans son poème. Expérience donc qui se manifeste ici par un tiret en forme de point d’orgue, une sorte de blanc, une sorte de pneuma, le souffle d’un rhapsode. Conception un peu abyssale, et cela avec un langage pauvre d’un côté, et d’une extrême richesse – en particulier pour la botanique – dans la description de certains paysages ou sensations du poète. J’ai pensé très vite à la perle irrégulière dont parle l’âge baroque, l’aspérité cellulaire de la proximité de ces deux types de langage aux opposés, sans oublier ce qui contient de la signification, cette signification secrète – sacrée ? – de la notion même de vide.
[…] je marche/et je ne//marche pas/j’avance immobile//à peine/si l’espace//peut contenir/le regard. Mouvement de la marche, sorte de « beat », de rythme régulier de la parole poétique qui se décline en deux temps. Chanson triste de la mort parfois, comme avec l’absoute du neuvième chant, ou refrain dude toutes choses/vides de soi, cet air vivace qui se jette au sein d’un cercle céleste. Une adresse qui ne masque pas l’espoir insensé de recevoir, par exemple, une réponse à la prière, et qui définit pour moi par une parole mystique un allant du langage spirituel :
pas d’anges/pas //d’éclairs/seigneur//d’absence/comme j’aime//ton nom/sans nom//ton cœur si vide/où jaillissent les mondes […].
Cet « art du peu » – titre d’ailleurs de la partie en prose du livre – est bien, je crois, à l’œuvre dans cet ouvrage, où l’usage du vide est aussi un usage du temps avec un nombre restreint de mots servi par des hyperonymes, des reprises, des réitérations. Toujours à mon sens, on se confine et on s’appuie à la véritable idée aristotélicienne d’une théologie négative qui permet de circonscrire l’essence, en retirant, en soustrayant, en réduisant au « peu », à une sorte de magie du vide – du néant – qui occupe ce qui a disparu dans l’opération alchimique de la création ; je suis porté à croire comme l’écrit Gérard Pfister que « le poème naît du vide, retourne au vide ». Destin noble du langage poétique et grande et difficile ambition de la pensée.
Didier Ayres
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