Prélude à son absence, Robin Josserand (par Patrick Abraham)
Prélude à son absence, Robin Josserand, Mercure de France, août 2023, 167 pages, 17,50 €
Edition: Mercure de France
« Voyeur, voyeuse : personne qui aime observer les choses, les gens ; personne qui se plaît à découvrir des choses cachées » ; « voyeurisme : comportement dans lequel se complaît le voyeur ».
Le narrateur de Prélude à son absence, premier roman de Robin Josserand, a trente ans. Il travaille comme bibliothécaire à Lyon et est (ou se prétend) écrivain. Il aperçoit un jour, assis près d’une pharmacie, un garçon d’une vingtaine d’années qui fait la manche. Il s’éprend de lui, lui paye l’hôtel, l’héberge, le finance, l’emmène en vacances à l’île de Groix, n’obtenant, en échange de son assiduité et de sa sollicitude, que de vagues étreintes et des demi-baisers monnayés.
Nous avons donc ici le récit d’une fascination – pour le corps du garçon, prénommé Sven avec opportunité, et aussi sans doute pour quelque chose de plus flou, de plus lointain, de moins défini, comme si le consentement de Sven, retardé et illusoire, devait annuler pour le narrateur, en les transfigurant, déceptions, manques, échecs antérieurs.
Fascination pour le corps de Sven, ai-je dit. Sven est un paumé, un SDF. Il est mal habillé, parfois sale, il a mauvaise mine, sa conversation n’est pas brillante, il lui arrive de cogner son bienfaiteur. C’est donc par contraste avec son apparence un peu déglinguée que ce corps, resplendissant (Sven est comparé avec constance au jeune Glenn Gould) mais fuyant et réfractaire, captive jusqu’à l’obsession le narrateur.
Le vocabulaire employé par Josserand se caractérise par sa précision et par une crudité qui choquera les prudes – et les non-prudes homophobes. On trouvera, p.40-43, une belle scène d’enculage, dans un parc lyonnais, lors d’une sortie nocturne dérivative (Sven ne lui donnant rien, menaçant de le « planter » avec son canif s’il profite de son sommeil, il faut bien que le narrateur se soulage). Or ce roman, malgré son exactitude lexicale, est le contraire d’un roman pornographique.
Au risque de sembler ridicule, on aurait même presque envie de mettre en relief sa chasteté, tant le regard du narrateur sur Sven éloigne et sacralise le jeune homme, le nimbant d’une inaccessibilité, d’un mystère quasi religieux. Et l’on se demande si les refus et le retrait de Sven ne correspondent pas en profondeur à ce qui en était attendu : prétextes à un livre à venir.
Genet, que Robin Josserand admire beaucoup, est cité à plusieurs reprises. Le narrateur offre à Sven l’édition de ses récits dans la Bibliothèque de la Pléiade, à la fois pour lui faire comprendre ce qu’il est et ce qu’il espère de lui et pour situer leur histoire, asymétrique mais commune, d’emblée, sous un éclairage particulier. Mais autant sinon davantage qu’à Genet, on pense à la vaine possessivité proustienne, sans équivalence qualitative bien sûr (Le Fugitif eût pu être un titre adéquat), au Guibert de Fou de Vincent, au Barthes de Fragments d’un discours amoureux (« J’enroule l’autre dans mes mots, je le caresse, je le frôle, j’entretiens ce frôlage, je me dépense à faire durer le commentaire auquel je soumets la relation » ; « on dirait que j’agis énergiquement pour préserver l’espace même de la dépendance (…) : je suis affolé de cette dépendance mais, de plus (…), je suis humilié par cet affolement », éditions du Seuil, Collection Points, pp.101-113), et surtout au magnifique Théorème pasolinien : Sven entre dans la vie du narrateur, pour la bouleverser avec douceur, indifférence et cruauté, comme le personnage du « visiteur » joué par Terence Stamp le fait dans la famille bourgeoise où il s’introduit – à la différence capitale, toutefois, je le répète, que chez Josserand la rédemption par la chair (qu’on m’autorise cette expression, aussi intempestive soit-elle), centrale dans le matérialisme mystique de Pasolini, ne se produira jamais.
Je reviens à cette notion de voyeurisme. Le narrateur est un voyeur puisqu’il doit se contenter de contempler Sven, de lui parler, de le lécher et de l’inventorier à distance sans le toucher ou de façon si superficielle, d’écrire sur lui (et de lui écrire) dans ses carnets – et chaque recul du garçon, chaque dérobade calculée, chaque parole justifiant ou ne justifiant pas ces dérobades accentuent son émoi et aggravent sa délectation morose. Mais de ce voyeurisme nous sommes complices et il nous rend voyeurs à notre tour puisqu’en nous révélant ce que Sven a pour son soupirant (terme adéquat ici !) de plus secret, de plus sacré, il nous ouvre les portes d’un éros singulier – et singulièrement torturé, aurait-on envie d’affirmer, à tort car les passions d’autrui, lorsqu’elles s’exacerbent, nous paraissent toujours aberrantes alors que les nôtres, considérées de l’extérieur, le seraient autant.
Je me demande à ce propos quel type de jouissance un hétérosexuel strict tirera de sa lecture.
On l’aura deviné, Prélude à son absence procure bonheur et même, souvent, ravissement. Le livre a reçu un accueil élogieux, un Prix littéraire lui a été décerné, mérité. D’où provient cependant, la dernière page tournée, ce désappointement léger, cette insatisfaction mineure ? De la trop grande sagesse de l’écriture, malgré son charme équivoque, peut-être. De sa prudence consensuelle. Le récit, linéaire, sans aspérités, sans « redents » aurait dit Barthes, docile en cela aux facilités de « l’autofiction » (rien n’atteste au demeurant qu’il soit « autofictif » bien que le narrateur se fasse appeler Robin), est mené au présent de narration. Les audaces grammaticales (et aujourd’hui l’utilisation du passé simple en devient une !) et syntaxiques sont proscrites comme si l’auteur (ou son éditeur ?), économe de ses effets, ménageur de notre paresse, redoutait de nous lasser en nous imposant une trop exigeante attention.
Force est de constater que par sa langue, moins dépouillée que surveillée, et par sa composition, sans détours ni zones d’ombre, Prélude à son absence soutient mal le rapprochement avec le baroquisme de la prose genétienne – ou, pour descendre de quelques degrés, avec la retorse « impudeur » de l’œuvre de Guibert.
On pourrait reprocher aussi à Robin Josserand, défaut fréquent chez les primo-romanciers, un étalage appuyé de références artistiques.
Mais ces réticences ne pèsent guère. Après tout, en écrivain intelligent et authentique, Josserand approprie et apparie ses moyens et ses choix narratifs à son projet, et en ce sens le livre atteint son but. Ajoutons que les virées du narrateur, seul ou avec l’impitoyable Sven, dans Lyon (jusqu’à la page 116) ou à travers l’île de Groix (à partir de la page 120), par leur minutie, confèrent au récit une séduction géographique indéniable.
Patrick Abraham
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