Préface à ce livre, Stéphane Sangral (par Didier Ayres)
Préface à ce livre, Stéphane Sangral, Galilée, novembre 2019, 264 pages, 17 €
Le livre vertige
Le dernier livre de Stéphane Sangral pourrait être assimilé à un vertige, vertige du reste qu’il utilise lui-même comme métaphore. Et cela tient à l’impression du lecteur et, par voie de conséquence, de l’auteur, qui se trouvent à la fois en surplomb et comme en déséquilibre devant les concepts et le saisissement d’une ivresse, qui touchent ainsi mieux aux capacités troublantes de l’intellect. Cette impression mêle, de cette manière, l’intérêt pour l’intelligence et une sorte d’inquiétude. J’ai cru deviner encore une question qui se formule longuement au fil des pages, interrogation qui trouve partiellement une réponse, je crois, vers la fin de ce livre assez volumineux. J’y reviendrai. Du reste, et très généralement, j’ai trouvé que l’auteur était ici plus impliqué, plus présent avec sa personne physique, et plus désespéré en un sens, mais davantage lucide et faisant preuve d’une belle maturité.
Mais revenons au vertige. Ici, avec les répétitions de phrases, d’épithètes, de formules – qui parfois s’achèvent en si petits caractères que la lecture est rendue difficile –, de rumination, de façon de brouter le réel, d’épuisement, le langage s’accumule ; langage à qui il faut aussi du surplomb, de la hauteur, afin de traverser ce que je pourrais décrire comme une crise, un état convulsionnaire qui autoriserait une vision du monde obstinée et analytique. Et encore, faut-il ajouter que cette manière de chercher des nombres dans les mots, d’énumérer le nombre de lignes, de revenir sur le dénombrement des mots dans une phrase, et d’interroger de surcroît, en mettant en abîme l’interrogation, puis l’interrogation de l’interrogation, me semble une démarche talmudique, dans le sens où l’exégèse juive se sert des chiffres – lesquels s’attachent aux lettres –, et aussi en déployant l’enseignement de la Torah par de continuelles digressions qui font évoluer la connaissance des textes. Je dis cela pour mettre en lumière le lien que l’on pourrait prêter à Stéphane Sangral avec les grands textes fondateurs, auteur qui, en tant que poète, réinvente une liaison avec soi, quitte à ne jamais cesser de faire table rase de ses propres convictions, pour mieux entrer dans le langage.
« Un texte me vient au bord des lèvres. J’ai la sensation qu’il vient de l’extérieur et que je suis sur le point de l’avaler, mais je sais qu’il vient de l’intérieur et que je suis sur le point de le régurgiter. Oui, sur le point ».
Car le poème permet d’écrire l’en deçà, le profond des genèses intérieures et répétées. Ici l’écriture poursuit le souffle, tourne en spirale en une sorte de prière, décentrée vers l’absence, qui, pour mieux réévaluer l’absence, la prière, le souffle, n’hésite pas à déconstruire, mettre en abîme, pousser l’effort du lecteur vers une tension, qui parfois se heurte à des polices de caractère infimes, ténues. De cette manière, cette Préface à ce livre porte un titre tout à fait justifié. Il peut amorcer les prémices du livre immense des lectures faites et à faire, des livres de la bibliothèque de Babylone, de tout ce qui reste à traduire en chaque langue, et aussi la promesse d’un livre à venir, d’un autre livre, lequel serait capable de contenir la vie elle-même, et ce faisant enveloppant tout, une vie vécue à l’infini.
« Un texte achevé ne l’est pas. Jamais. Sa forme, souveraine, ne règne sur presque rien, et son fond est un irréductible anarchiste proclamant que sa forme n’est en rien souveraine, et que l’instant de sa majuscule initiale et l’instant de son point final sont effacés à chaque instant, et que chacune de ses lettres ou de ses ponctuations est une question, et que chacun de ses mots est une remise en question, et que chacune de ses phrases est l’effacement de toute réponse ».
Et si j’ai parlé du Talmud comme d’une espèce de livre intérieur, d’une intériorité sans fin puisque sans cesse ouverte à l’exégèse, je m’aperçois que cette démarche langagière pourrait s’apparenter à celle que l’on trouve dans les textes de Philippe Jaffeux – ou des miens parfois – qui par des formes très différentes cherchent la même chose : épuiser le langage pour le rendre à lui-même. De plus, je crois, au regard des exemples que je cite, que le corps a beaucoup d’importance. Ici le corps de l’écrivain s’introduit dans ce qu’il écrit. S’installe en suivant une complexité, une aporie, où le corps ne peut tout entier tenir dans le langage, sachant que cependant, en un sens, tout est corps dans l’écriture. Car elle se base forcément sur ce qui lui manque, déséquilibre de la vie intestine. Et cette absence de vrai équilibre provoque la brèche, la fissure, l’interstice, l’écart, le fragment, la brisure, et l’articulation, la trouée. L’écriture, pour rendre visible, doit faire disparaître. Elle doit biffer pour exprimer son impuissance naturelle à saisir tout de la réalité, et ne se conçoit que comme faisant état des bords, des contours, et paradoxalement disant la totalité de la forme.
« J’ai essayé de regarder, d’écouter, de sentir, de goûter et de toucher le monde sans le penser ; j’ai essayé de m’imprégner du pur réel sans le détériorer de symbolisations ; j’ai essayé en ma conscience de faire place nette pour accueillir le monde sans qu’aussitôt l’idée que je fasse place nette pour accueillir le monde vienne en ma conscience en faire tout un monde ; j’ai essayé de regarder, d’écouter, de sentir, de goûter et de toucher autre chose que ma pensée » […].
Pour boucler la boucle, je reviendrai sur ma proposition du début. Et même s’il faudrait encore parler de musique, de psalmodie, de l’impression musicale de ce chant poétique, j’achèverai quand même ces lignes par une hypothèse conceptuelle qui m’est apparue à la fin de l’ouvrage. J’ai pensé que toute cette tentative littéraire prenait pour point de mire le doute, le doute érigé en doute du doute, en doute radical. Et cette impression de tabula rasa, si propre à Descartes, dont on connaît l’intérêt pour la géométrie, est ici, dans cette Préface à ce livre, reconstruction, malgré tout – et presque contre la volonté de l’auteur – qui prendrait pour réalité indépassable, et donc exempte de doute, la mathématique. Pour S. Sangral la seule façon d’avancer sans faiblir au milieu des réalités, en sécurité, sans que le désespoir se fige en une atroce douleur, rendant impossible la fin légitime de tout réel en lui-même, c’est la science sans ombre des mathématiques. Cet opus finit ainsi sur la lumière subjective d’une journée périssable par essence, grâce à un éclat complexe, et en quelque sorte presque définitif.
Didier Ayres
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