Poussière dans le vent, Leonardo Padura (par Martine L. Petauton)
Poussière dans le vent, Leonardo Padura, Editions Métailié, 2021, trad. espagnol (cubain) René Solis, 640 pages, 24,20 €
« Cuba no » vu par la face émigrés de tous temps et de tous genres, mais « Cuba si » par l’amour ou le rejet jamais complet que portent à leur île solaire tous ces Cubains d’ailleurs…
On est, avec ce Poussière dans le vent, venu du « dust in the wind » d’une vieille chanson américaine, dans une littérature propre aux Caraïbes et à l’Amérique latine dans son ensemble ; romanesque en diable, nourrie de grandes histoires (et ancrée à une forte Histoire aussi du reste), charriant des personnages épiques dont le sort jamais simple est de nature à aller vers l’universel. Récits colorés, dont la part de flamboyance plus ou moins appuyée, confine parfois à un certain baroque inhérent à la culture de ces pays-là. Le roman de Padura a de tout ça un peu, sauf sans doute le côté baroque. Il y a, au rebours, des éléments de littérature américaine du nord, l’intime des personnages qui dirige le récit, et un aspect road-movie par le recours systématique aux lieux géographiques, traités comme autant de personnages.
Le genre du roman est saga ou récit choral – tout à fait Amérique latine, quant à lui. On « habite », le degré voulu d’intimité nous y invite, chez un groupe d’amis d’un bout à l’autre de la vie, depuis leurs années lycée, jusqu’à la vieillesse, voire la mort. Ils se nomment eux-mêmes un clan ; quelques garçons, peu de filles, grandis à La Havane, pas forcément dans le même milieu ; cependant les milieux aisés (médecins, architectes) dominent, tranchant sur l’origine plus que pauvre de l’un d’eux. Ils se sont connus en classe, dans le très bon système scolaire cubain où ils ont tous fait d’excellents cursus, au sport et autres activités collectives prônées par le socialisme de Fidel. Ils sont en leur genre des héritiers, donc des privilégiés, de la génération précédente, insérée, qui a jailli de la Révolution cubaine, et certains de ces parents ne sont pas les moins forts des personnages de Padura. On pense plus d’une fois à un autre clan, celui du cinéaste québécois Denys Arcand – et de son magnifique Les Invasions barbares. L’amitié, la maladie, la mort, la forte présence du sexe. Comme un clin d’œil du Nord au Sud de cette Amérique construite de mille gens venus d’ailleurs.
Historiquement le roman vogue des années 1990 aux années 2000/2010 ; période des plus difficiles pour Cuba : le système politico économique rouille et grince, la corruption montre son nez ; la chute du Mur de Berlin, suivie par celle de l’Union Soviétique stoppe la manne financière qui depuis longtemps arrosait l’île du « socialisme de terrain » ; les produits de première nécessité manquent, ceux, importés, qui avaient entraîné une « paresse » dans la production in situ (ainsi de cette pénurie alarmante de vaches). Dans la désorganisation inhérente, et dans les difficultés de réorganiser le modèle économique, l’électricité est rationnée, être sûr dans un bar de trouver une bière relève du parcours du combattant… La débrouille s’installe dans un marché noir des objets (de la chaîne Hi-Fi aux pièces pour réparer les vieilles Lada), bâtir un repas d’anniversaire, nourriture et alcools, devient une équation au 4ème degré. Toutefois il serait vain de lire ce roman comme un substitut de documentaire sur l’Etat de Cuba ; le parti pris de généralisation mériterait une vision peut-être plus subtile. Padura reste dans le romanesque pur, plus que dans le romancé historique.
Fuir, aller quelque part à l’étranger, a depuis la Révolution alimenté de fortes communautés cubaines en dehors de l’île, celle de la Floride et de Miami, la petite Havane, en premier, sans oublier celles d’autres pays d’Amérique Latine, ou d’Espagne. C’étaient ceux qui fuyaient avant tout le régime castriste, représentants des vaincus de 59 ; nos cubains d’ailleurs dans ce roman obéissent à d’autres mobiles, plus subtils et beaucoup plus complexes. Peu ou pas de politique dans leurs départs, souvent le désir de finir leurs longues études ailleurs, de voyager et de s’intégrer, ce qu’ils feront tous. Mais Cuba demeure dans les bars qu’ils fréquentent, la cuisine qu’ils recherchent, les discussions avec les Cubains en exil qu’ils reconnaissent d’emblée à l’accent de leur espagnol. Un des (le ?) personnages principaux, Elisa, la fille culottée du clan, symbolise ces états particuliers de l’émigration cubaine en disparaissant totalement et en changeant carrément d’identité. Les membres du clan adultes continuent de l’étranger à envoyer de l’argent, communiquer jour après jour via de vieilles pages Facebook, s’inquiéter de la santé des uns et des autres et de la pénurie de médicaments. Immuable fonctionnement de l’émigré et de « son » pays ; émigré ou simplement « parti de ». Les enfants du clan presque tous envolés du nid, se voient, gardent et alimentent des secrets… et se mettent en couple avec d’autres cubains ; ainsi de l’ingénieur Ramses, parfaitement intégré à Toulouse. Son frère Marcos installé à Miami, en ménage avec Adela l’Etatsunienne supposée, croyait sans doute avoir parfaitement orchestré son installation ailleurs jusqu’à ce que Cuba revienne sonner à sa porte d’une incroyable façon. La langue padurienne est riche, précise, poétique quand il le faut, pour nous immerger dans la complexité de ces destinées attendant des avions pour les plus fortunés, tentant la traversée de l’isthme de Floride pour les autres…
« Adela prenait plaisir à ces conversations dont elle ressortait avec la sensation d’être en train de s’intégrer dans une confrérie dont elle sentait qu’elle se rapprochait tout en sachant qu’elle ne pourrait jamais pénétrer complètement toutes les sinuosités internes. Par exemple, si quelqu’un parlait des tennis suce-pisse qu’ils portaient quand ils étaient enfants, des réfrigérateurs chinois, ces bruines transpirantes, ou d’une chose aussi terrible que la tempête du siècle (les cubains avaient toujours quelque chose de plus grand que les autres, et cela incluait les organes sexuels masculins ou féminins…) elle manquait de références ».
Immensément riche et foisonnant, attachant, histoire et personnages ; tout simplement magnifique. Un grand Padura.
Martine L Petauton
Léonardo Padura, né à La Havane en 1955, romancier, essayiste, traduit dans 15 langues.
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