Pourquoi aurais-je survécu ?, Edith Bruck (par Philippe Leuckx)
Pourquoi aurais-je survécu ?, Edith Bruck, janvier 2022, trad. italien, René de Ceccatty, 128 pages, 8,50 €
Edition: Rivages poche
En cette année de 77ème commémoration de la libération du camp d’Auschwitz, plusieurs publications permettent d’évaluer la tragédie : Auschwitz, ville tranquille, de Primo Levi, Le Pain perdu, d’Edith Bruck, et ses propres poèmes sur le camp d’extermination et ce qui a suivi.
Agée de 91 ans, Edith Bruck vit toujours et voit rassemblés ses poèmes de diverses époques.
La question du titre, incisive, quand on a perdu la moitié de sa famille dans les camps, trouve plusieurs réponses : la vie miraculeuse après les pertes, la volonté de témoigner en dépit de tout, la survie en poèmes et en actes, etc.
La poète, à côté de nombreux récits et témoignages, veut ici inscrire en poèmes forts, incisifs et brûlants, sa vision, par l’adulte, par la petite fille qui a vécu cela, par la force d’une mémoire intacte et intègre pour rameuter tout : les visages de ses proches, la dureté des temps, la mère, Dieu, le complice que fut son mari Nelo, lui aussi disparu.
Une soixantaine de poèmes, parfois longs, le plus souvent ramassés en cinq, six, sept vers, d’où leur force, traversent une vie, pleine. De la grossesse de sa mère à la perte de l’époux, en passant par les frères et sœurs, la poète énumère « début » et « fin », solitude, brisures de tous ordres, la mainmise de la mort sanglante, les « pommes de terre rares », le festin avec peu concocté par la mère.
A l’heure où tant de poèmes débitent des mièvreries ou autres âneries, ceux de Bruck signalent l’existence des chairs et des ruines, la prégnance du vécu, la force du souvenir, les yeux de la mère auxquels se raccrocher quand tout était perdu.
Parlons mère
Parlons, mère, ta bouche réduite en cendres
ne me dira plus ni vérités ni mensonges
je me suis retrouvée seule, devant ma fenêtre
voletait le linge étendu comme tes haillons
sur la palissade de roseaux pourris
où derrière un drap raccommodé
je dénudais mon ventre de petite fille
(…) (p.57).
Les termes, nus, parfois crus (comme ces chairs devenues savons), disent sans apprêts les blessures, la faim d’une vérité sans cesse occultée, que le temps délivre. Il en faut du courage pour briser les tabous, revenir à cette tragédie tissée dans sa propre chair. C’est la beauté de ces textes qui ne claironnent jamais mais énoncent le vrai, le juste.
L’absence, la perte ont généré un regard sans écueil, une vision épurée et forte d’une enfance martyrisée.
La force vient aussi d’un rappel : la bête est encore dans certains regards, dans certains mots, dans les actes de révisionnistes fous.
Des poèmes à relire souvent, pour se nourrir de leur foi de témoignage contre l’inique.
Philippe Leuckx
Edith Bruck, née en 1931 en Hongrie, vit aujourd’hui en Italie. Elle écrit et publie depuis 1959. Citons : Signora Auschwitz : le don de la parole ; Qui t’aime ainsi ; Lettre à ma mère ; Le Pain perdu ; etc. Plusieurs récompenses importantes.
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