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Pour Sandro Penna (par Patrick Abraham)

Ecrit par Patrick Abraham le 03.12.21 dans La Une CED, Les Chroniques, Italie

Pour Sandro Penna (par Patrick Abraham)

 

« Amore, amore,

Lieto disonore »

 

La poésie de Sandro Penna a la candeur d’un rivage maritime en juillet quand le jour se lève ; d’un compartiment de troisième classe ; d’une place urbaine vers onze heures du soir, non loin d’une pissotière et d’une gare ; d’un sentier poudreux entre Pérouse et Foligno ; d’une fenêtre qui s’allume dans un village au crépuscule : une ombre glisse, s’arrête, observe, s’estompe.

Les strophes sont courtes le plus souvent ; les rimes irrégulières ou classiquement disposées : l’extrême singularité derrière la banalité se cache.

Des lieux, des situations se répètent de texte en texte, de recueil en recueil. Penna ne cherche pas à se renouveler, étant lui-même une exception suffisante, mais à cerner, éterniser une obsession.

Des silhouettes garçonnières se profilent (apprenti en vadrouille ; militaire en permission ; bicycliste mélancolique ; rôdeur nocturne, fastueusement doté mais ignorant de sa grâce ; blond matelot). Poétique de l’errance, du désir – de l’émerveillement sensuel et du désir surtout, satisfait ou lancinant, accompli ou rêvé, l’objet de ce désir important peu, au fond, non pour lui bien sûr mais pour nous : lire Penna, c’est renouer avec l’amorale vitalité de l’adolescence. Ou de certaines adolescences. Poésie païenne comme le notait Pasolini ? « Ricordati di me dio dell’amore ».

Penna, dit-on, dans sa pauvreté orgueilleuse, pouvait n’être pas d’un abord facile, conscient à la fois de la particularité de son génie et réticent à publier, donc à conclure. Les derniers jours à Rome, dit-on également, il débrancha le téléphone – afin de mourir en paix. Corps, visage de Penna sur les photographies assez nombreuses dont nous disposons, dans sa chambre encombrée de paperasses, de journaux, de rebuts divers, à la table d’un café. Que nous apprennent-elles de l’homme, et du rapport de l’œuvre à l’homme ? Rien ou beaucoup selon l’humeur, la lumière, le cadrage. Détachement, idée fixe, malice peut-être ; désinvolture face à la comédie sociale ? Je me reporte au fameux portrait de Genet à seize ans. Quel regard avait Penna à cet âge ?

Est-il indispensable d’être ému par les ragazzi pour aimer Penna ? Pas plus sans doute qu’il ne faut avoir été stalinien, ou croire à ses violoneries conjugales, pour continuer à apprécier Aragon.

Umberto Saba, Elsa Morante et Natalia Ginzburg, outre Pasolini, admirèrent Penna et furent liés à lui. Je songe à Ernesto, l’unique roman de Saba ; à Aracœli ; à plusieurs poèmes de Morante où l’influence de Penna se remarque, sans sa troublante et concise légèreté.

Constantin Cavafy, exilé immobile, avait quarante-trois ans en 1906 à la naissance de Sandro Penna ; William Cliff, voyageur d’Orient et d’Occident, trente-sept ans à sa mort en 1977. Si une fraternité secrète m’a guidé, réjoui, enjambant le siècle, elle est résumée ici.

Croce e delizia. Appunti. Una strana gioia di vivere. Un po’ di febbre. Les titres, dans leur (feinte ?) modestie, leur retenue, promettent autant qu’ils dissimulent. Une voix se parle plus qu’elle ne chante, sinon pour soi ; elle réduit ses effets ; elle ne se soucie guère d’approbation.

Lignes de force : promeneur urbain ou champêtre, marcher, marcher encore. Monter dans un bus ou un train sans destination préconçue. S’aventurer jusqu’à une impasse, une arrière-cour. Une forme charmante parée de farine ou de plâtre, aperçue sur le seuil d’une boutique, au fond d’un atelier, à la barrière d’un jardin, effacera, ne fût-ce que pour quelques minutes, la laideur du monde. Écrire enfin.

(Mais en ces vers, quelle presque chasteté, pourtant)

Comme pour Cavafy, la brûlure délicieuse de l’instant se ravive grâce à celle, ardente mais tremblante, de la mémoire. La jeunesse (du poète ; de ses amants volages, voleurs ou envolés) comme paradis perdu mais, par l’action propitiatoire des mots, retrouvable à volonté ?

La plus belle phrase de Penna : « Scatenata dolcezza, la vittoria, / non vedi ?, resta tua se tutti fischiano / l’esito, al tuo saluto rassegnato » (« Douceur effrénée, la victoire, / ne vois-tu pas, reste tienne si tous sifflent / la sortie, à ton salut résigné ». Traduction de Bernard Simeone (1). Vaincus à notre tour, quelle allégresse insoupçonnée resplendira pour nous, en nous, lors de notre effondrement ?

Aussi différents soient-ils l’un de l’autre (géographiquement ; stylistiquement ; érotiquement tant l’œuvre du Genevois est, en apparence du moins, asexuelle ; métaphysiquement oserai-je ajouter), un nom me vient aussitôt à l’esprit quand j’essaye de penser la relation de Penna au réel et à la littérature : Charles-Albert Cingria tel que je l’imagine à la terrasse d’un café ou, à vélo lui aussi, massif et lumineux (« Le bitume est exquis ! »), sur un chemin de halage. Les choses, les êtres existent, pour notre bonheur, et la tâche du poète est d’éclairer, même au prix de la solitude, de ce que certains appelleront un ratage, avec précision et ferveur, le moment de leur rencontre.

Poétique d’une présence.

 

Patrick Abraham

 

(1) Croix et délice et autres poèmes, Ypsilon, mai 2018.

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