Pour saluer la parution de Jack London dans la Pléiade
Jack London, Romans, récits et nouvelles
Ecrivain(s): Jack London Edition: La Pléiade Gallimard
Jean-Marie Rouart, dans un texte intitulé « Je demandais aux livres : “Comment fait-on pour vivre, pour aimer, pour être heureux ?” » (paru dans la revue Commentaire en 2015), écrit ceci :
« Je n’imaginais pas que j’éprouverais autant d’émotions en remettant mes pas dans des coups de foudre parfois anciens. Soudain je retrouvai intacte mon ancienne ferveur en relisant […] le début du Peuple de l’abîme de Jack London ».
Reprenons ce début, tel qu’il est traduit par Véronique Béghain, dans le volume de la Pléiade :
« Mais c’est impossible, vous savez », me dirent des amis auprès desquels je venais chercher de l’aide pour m’immerger dans l’East End londonien. « Vous auriez intérêt à demander un guide à la police », ajoutèrent-ils, après réflexion, s’efforçant non sans mal de s’adapter aux mécanismes psychologiques du fou venu les trouver avec plus de références que de cervelle.
« Je ne veux pas voir la police, protestai-je. Ce que je veux, c’est plonger dans l’East End et voir ce qui s’y passe par moi-même. Je veux savoir comment ces gens y vivent, pourquoi ils vivent là, et l’avenir qu’ils y voient. En bref, je vais moi-même m’y installer.
– Vous n’y pensez pas ! » répliquèrent-ils, unanimes, avec une moue désapprobatrice non dissimulée. « Ma parole, on dit qu’à certains endroits la vie d’un homme ne vaut pas un sou.
– C’est exactement là que je veux aller, m’écriai-je.
– C’est impossible, vous savez, me répondit-on immanquablement.
– Ce n’est pas pour ça que je suis venu vous voir », répondis-je avec brusquerie, quelque peu agacé par leur incompréhension. « Je ne suis pas d’ici et j’aurais besoin que vous me disiez ce que vous savez de l’East End afin de pouvoir partir de quelque chose.
– Mais nous ne savons rien de l’East End. C’est quelque part par là-bas ». Sur quoi ils firent un geste vague en direction de l’endroit où l’on peut très occasionnellement voir le soleil se lever.
Christian Topalov dans « Raconter ou compter ? L’enquête de Charles Booth sur l’East End de Londres (1886-1889) » (cf. la revue Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, 2004) rappelle ainsi l’entreprise de London :
« Jack London (1876-1916) […] était occasionnellement journaliste en même temps que romancier. Il débarqua des États-Unis en 1902 et obtint une commande d’un éditeur new-yorkais pour enquêter sur la misère à Londres. […] [I]l se déguisa en ouvrier misérable pour “s’engloutir dans l’East End de Londres” et publia son récit par épisodes dans Wilshire’s Magazine, un petit magazine socialiste de New York, puis sous la forme d’un livre intitulé The People of the Abyss (1903) ».
Et Véronique Béghain de synthétiser, de manière circonstanciée, dans la notice consacrée à cet ouvrage : « […] la forme de cette enquête dans les marges du Londres de l’aube du XXe siècle, mêlant témoignages, sources documentaires, tentative d’identification des origines économiques, sociales et politiques du mal, mais aussi récits, portraits et descriptions non dénués d’emprunts à l’imaginaire des bas-fonds qui lui est contemporain, en fait un objet hybride qui se lit à la fois comme un travail sociologique pionnier préfigurant des méthodes d’enquête de terrain qui trouveront leur formalisation dans les travaux de l’École de Chicago et comme un récit autobiographique appelé à trouver divers prolongements dans les fictions à venir que sont notamment Le Talon de fer et Martin Eden, tout en constituant une première amorce de taille des incursions de London sur le terrain de l’essai politique ».
Matthieu Gosztola
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