Pour Farid Bessayeh
« Je n’aime pas rendre hommage, me dit-il. C’est comme enterrer deux fois quelqu’un. Mais je ne sais pas que dire. Il était l’un des rares enseignants qui m’offrait la littérature en spectacle et donnait au mot l’émotion que l’université tuait en moi. Il aimait Julien Gracq, Ernest Jünger et d’autres qui avaient fait de l’attente un spectacle de la condition humaine et j’aimais cette vision qui n’était passivité mais défi. L’homme est-il au-delà ou en deçà de l’image que je me faisais de lui ? Je ne sais pas. Certains le trouvaient ridicule et d’autres un peu excessif ». Puis il se tut.
J’étais à côté, je ne disais rien, moi aussi. Le deuil des autres est une gêne.
Il y avait du vent sur la ville mais le ciel était si bleu qu’on se disait qu’il était vivant finalement. Tendu par le souffle retenu vers une sorte d’incandescence.
Il répétait « l’enfance est l’âge d’or des questions. Et c’est de réponses qu’on meurt ». Ce n’était pas de lui. Mais dans ma tête, il était l’auteur de cette sentence dramatique. Bon. « Que dire d’autre ? », m’interrogea-t-il.
Rien. « Hier il est mort et je l’ai appris par téléphone. Une femme en informait les gens le long de son répertoire. C’est tout. Je voulais te dire que dans ce pays l’école vous tue et le sinistre produit ces étranges singularités. C’est avec lui que j’ai appris que le mot peut être spectacle et la littérature était la question la plus sincère posée à Dieu ou à ce qui en reste : le monde précaire. Les écrivains devenaient vivants et augustes, la citation avait le poids d’un livre silencieux et les après-midi gris des baraques de la fac avaient l’aura d’un cercle éclaireur. Il en existe un peu comme lui, parfois : ces enseignants qui, mêlant tristesse de ne pas aller au-delà de la routine, enfance persistante, timidité devenue exubérance, basculaient dans la quête de l’élève doué à assister dans la discrétion. Ne sachant comment attirer vers le livre, ils en faisaient leur vêtement si je peux dire. Il en reste peu, tu sais. Il en existe toujours. Ils servent à là mythologie de chacun, éclairant une vie possible, un chemin ou un choix fait. Je ne sais pas. Je lui parlais très rarement au téléphone. Il avait vécu parfois tristement. Tournant les pages de sa vie trop vite. Je ne sais rien de sa vie que ses frasques de légende ou de faits. Je garde l’image de l’homme qui m’a restitué les livres comme je t’ai dit. Le spectacle du mot. La fascination pour la sentence et l’Attente comme éternité à portée de l’homme et qui lui donne sens et dignité, dans le vide. Bon, maintenant il est mort. Je n’aime pas y penser car la mort, depuis mes quinze ans, n’est pas une fin, mais une trahison. C’est la grande affaire. Chaque fois que l’un de mes vivants meurt, c’est comme si la toile du monde se trouait encore plus. Altérant le dessin du monde. Le voile. Un jour, le rideau tombera pour moi aussi et je devrais alors donner un nom à l’abîme. Pour le moment, je n’ai pas de date. J’ai seulement ces ratures qui se multiplient, ces pages déchirées, ces trous qui s’élargissent et avalent les clartés sous le masque d’un prénom. La mort de chacun est une affaire personnelle pour moi. C’est comme si j’étais insulté, à chaque fois, par quelqu’un que je vois pas, derrière mon dos. Et qui se rapproche. Je ne veux surtout pas faire un hommage. Je veux juste dire que je n’aime pas enterrer et y participer. Les gens qui partent sont, pour moi, que des gens qui s’éloignent un peu, c’est tout.
Je l’aimais bien cet homme ».
Puis ce fut le silence. Je respectais. Je n’avais rien à dire. J’avais tout raconté à haute voix. C’est tout.
Kamel Daoud
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