Portraits de pessimistes, De Shakespeare à Schopenhauer, Paul-Armand Challemel-Lacour (par Charles Duttine)
Portraits de pessimistes, De Shakespeare à Schopenhauer, Paul-Armand Challemel-Lacour, Editions des Instants, octobre 2021, 168 pages, 15 €
Edition: Editions des Instants
Une joviale lucidité.
La fréquentation des pessimistes avec leur âpre lucidité entraîne-t-elle immanquablement l’affliction, le désespoir ou un sentiment de déréliction ? On pourrait le croire. Mais étrangement, on tire de leur lecture quelque chose de revigorant. C’est comme toucher du pied le fond d’une eau noire et profonde et d’un coup de talon rebondir et resurgir vers la surface. Il est bon quelquefois de ruminer des idées sombres pour mieux s’en défaire, de ronger la corde de la mélancolie et de se tourmenter avec de douloureuses interrogations sur la difficulté d’être pour retrouver ensuite plus fortement le goût de vivre et le désir de la lutte. Chez les pessimistes, comme l’écrit Nietzsche dans ses Considérations inactuelles, on éprouve « une joviale lucidité » qui a le don de rendre serein. Une sorte de bonne santé qui naît au contact des miasmes des pensées amères et maussades C’est ce que l’on ressent en lisant le livre de Challemel-Lacour, Portraits de pessimistes, de Shakespeare à Schopenhauer, publié aux Editions des Instants.
L’auteur, Paul-Armand Challemel-Lacour (1827-1896) est une figure quelque peu méconnue, sauf des historiens pointus. Il fut un homme politique, un critique littéraire et un philosophe dans ce 19ème siècle si tourmenté et turbulent. C’est en tout cas une trouvaille que d’exhumer ainsi ses écrits comme viennent de le faire les Editions des Instants. L’ouvrage rassemble plusieurs textes de l’auteur, publiés autour des années 1870. Ces textes sont savoureux à plus d’un titre, par le thème abordé, l’écriture de Challemel-Lacour et le regard qu’il porte sur les auteurs pessimistes.
L’on suit un ensemble de « portraits », tous de profonds pessimistes. Dans cette galerie, on retrouve les figures de Shakespeare, Blaise Pascal, Byron, Shelley, Leopardi, et surtout Schopenhauer qui occupe les trois-quarts du livre. C’est une approche variée qui nous est proposée et une critique littéraire originale. Par exemple, une rencontre fantastique avec le personnage d’Hamlet dans le quartier parisien des ministères, une rencontre réelle avec un philosophe bougon dans une taverne de Francfort-sur-le-Main qui s’avère être Schopenhauer, et des essais conduits par une écriture qu’on qualifiera de primesautière et de savoureuse avec d’étonnantes saillies. Ce livre est l’occasion d’ailleurs d’une réflexion sur la critique littéraire. Comment rendre compte d’une œuvre ? Certainement pas d’une manière « abstraite » comme le dit l’auteur, mais au contraire en proposant une démarche qu’il appelle « positive et psychologique » qui consiste à « trouver d’étroits rapports entre la doctrine et le caractère », ou encore d’aller à la rencontre « du génie particulier » qui l’a produite. « La philosophie n’est pas une science impersonnelle », affirme-t-il, et il convient d’aller à la recherche de la personne du philosophe.
Tous ces portraits révèlent des personnages torturés qui languissent devant l’être humain. D’une manière irréelle, Hamlet lui apparaît « dans le pays des songes ». Le personnage shakespearien se présente sous la forme « d’un jeune homme d’une gravité au-dessus de son âge » et il va lui livrer de « lugubres prédictions ». Même « nature inquiète » chez Byron et Shelley. A propos de Blaise Pascal, Challemel-Lacour met l’accent sur un homme à « la tête en ébullition », celle d’un « génie malade », obnubilé par le « cloaque » de la nature humaine. Quant à Leopardi, c’est la maladie présentée comme le fait de ne pas penser comme tout le monde qui a nourri son œuvre. Devant cet auteur, nous prévient Challemel-Lacour un avertissement s’impose : « Prenez garde, il est empesté de vérité ».
Ce qui intéresse Challemel-Lacour chez tous ces pessimistes, c’est qu’ils cherchent la vérité, la disent « crûment », « sans l’envelopper de voiles attrayants ». C’est la haine de la vérité qui les anime, « la sachant laide à voir, maussade, hargneuse, fantôme à effrayer les gens ». Et Schopenhauer, dans cette optique, lui paraît un esprit « brillant », un auteur de « talent » riche de « perspicacité », de « malice », et qui possède le « trait impitoyable » pour décrire la vie et les humeurs des hommes.
La doctrine de Schopenhauer, celui que le jeune Nietzsche qualifiera « d’éducateur », est présentée dans ses grandes lignes. Loin des sectateurs du progrès de la première moitié du 19ème avec leur optimisme fortement ancré, les disciples de Hegel en Allemagne et ceux de Comte en France, Schopenhauer, le métaphysicien, nous fait « pénétrer dans les coulisses de l’univers ». Un univers régi par la Volonté, un vouloir-vivre obscur présent chez tout existant. L’auteur du Monde comme volonté et comme représentation conduit à révéler les illusions dont les hommes sont l’objet. Ainsi de l’attirance amoureuse, insistante expression du vouloir-vivre, qui ne vise qu’à la perpétuation de l’espèce. Amère intuition. Les seules échappatoires pour notre philosophe pessimiste restent une morale de la pitié et la contemplation esthétique qui toutes les deux contribuent à dissiper le pouvoir de l’illusion.
On pourrait ressortir déprimés de la lecture d’un tel livre. Loin de là ! Les pessimistes semblent prisonniers d’un étonnant paradoxe. Ils aiment trop la vie dont ils prennent tant de jouissance à en dire du mal. A trop dénoncer le malheur de la vie comme ils le font, on peut suspecter leur esprit négateur. Ils amusent, comme le dit si justement dans sa préface André Comte-Sponville, par leur exagération et leur mauvaise foi, de quoi douter de leur mépris de la vie.
On se souvient à ce propos, d’un aphorisme espiègle de Nietzsche dans Par-delà le bien et le mal :
« Il sied de se souvenir que Schopenhauer, bien que pessimiste, jouait de la flute tous les jours après le repas ; qu’on lise ses biographes. Et soit dit en passant, un pessimiste, un négateur de Dieu et du monde et qui tombe en arrêt devant la morale et qui joue de la flute… est-ce là un véritable pessimiste ? ».
Charles Duttine
Paul-Armand Challemel-Lacour, né à Avranches en 1827, mort à Paris en 1896, est un homme d’État français, éphémère ministre des Affaires étrangères en 1883 et président du Sénat sous la Troisième République de 1893 à 1896. Il est l’auteur notamment de Études et réflexions d’un pessimiste, publié d’une manière posthume en 1901.
Lire une autre chronique sur le même ouvrage ==> http://www.lacauselitteraire.fr/portraits-de-pessimistes-de-shakespeare-a-schopenhauer-paul-armand-challemel-lacour-editions-des-instants-par-marjorie-rafecas-poeydomenge
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