Portrait d'un éditeur : Olivier Rougerie
Quatre livres :
G. Hons, Petites proses matinales
S. Nunez Tolin, Noeud noué par personne
M. Dugardin, Quelqu’un a déjà creusé le puits
J.-C. Leroy, Aléa second suivi de Nuit élastique
La peau du chroniqueur me va. Non pas tant pour le pouvoir bien limité du critique, mais pour la qualité de l’identification, qui fait le sel de cette pratique, à mon goût. Cependant, je me trouve depuis quelques jours avec quatre livres que publient les éditions Rougerie et dans l’obligation voulue, désirée en un sens, de me mettre dans la peau de l’éditeur – pour le plus grand bien d’écrire.
Ainsi, devant ce massif textuel, je me vois dans l’obligation d’endosser cette personnalité d’éditeur, en l’occurrence, celle d’Olivier Rougerie, digne successeur de la maison de son père. Je crois, par ailleurs, qu’il s’est rendu aussi physiquement possesseur en propre de cette demeure sobre et belle du petit village de Mortemart, après la triste disparition de René Rougerie, l’homme bien connu pour défendre si âprement ses livres et ses auteurs. Pour ce qui me concerne, je découvre en quelque sorte le travail des éditions Rougerie, et même si je connaissais deux ou trois auteurs de la maison, je n’avais pas vraiment eu l’opportunité de chroniquer ces livres qui sont, sans douter, grandement représentatifs de la maison qui les porte.
En effet, on sent bien le ton des très sérieuses publications Rougerie, dès la découverte du livre de Gaspard Hons, Petites proses matinales. Par exemple, avec l’intérêt porté à des mots comme « choses simples », « quelqu’un », « le discours du monde » ou « la chose ». D’ailleurs, je fais cette réflexion après la lecture de la correspondance de St-John Perse qui s’occupe de la délicate question de distinguer la différence entre la musique et la poésie, donnant à cette dernière la prérogative du sens. Et je rejoins bien là le grand poète que nous connaissons, quand il s’agit de définir le platonisme avec ce vers tiré du livre de G. Hons :
Derrière le nom de l’oiseau il y a la solitude de l’oiseau. Jamais les mots ne diront cette souffrance mieux que le bruit de l’oiseau s’écrasant contre la fenêtre de la cuisine.
C’est cette démarche qui vient tout de suite à l’esprit, issue de la vieille tradition du questionnement de l’objet et de son expression, chez Platon, pour lequel le mot est comme le coin frappé des médailles ou de la monnaie. Ainsi, l’oiseau est cette espèce d’oiseau de Georges Braque, en quelque sorte, plus que l’oiseau même. Oiseau peint, peinture de l’oiseau, plus que l’oiseau vif, sa représentation. Voilà quelques impressions hasardeuses, probablement, mais qui font unité en moi de cette lecture intéressante et forte.
Le livre de Serge Nunez Tolin, Noeud noué par personne, pose aussi à sa manière la même question. Quelle est la qualité spirituelle du langage devant la chose ? Quelle est l’expression qui sert le mieux l’objet ? Quelle est la nature de cette vérité de la chose ? Et toujours des mots importants, ici, « lumière », « silence », « blancheur », « chute », « vide », « l’abîme », « la chose » là encore. Je cite à dessein ce beau vers : Cette idée vive que l’on se fait d’une fleur, afin de servir ce propos platonicien qui me rend la tâche facile, et me permet de réfléchir avec l’auteur sur la vérité de la fleur, qui est plus l’idée d’une fleur qu’une fleur, plus le coin qui frappe la monnaie que la pièce de monnaie elle-même ou la médaille. Il y a une allégeance du poème au réel, ou plutôt à la réalité – réalité soudain assortie du langage et qui gagne les bords complexes du réel, dernière qualité que cherche le poème. Je cite encore :
Une chose est un peu plus ce qu’elle est, avant d’en avoir dit le mot.
Cette part qui lui est enlevée, par ce que nous nous la sommes représentée sous une espèce que nous avons en propre.
Il faut encore se déplacer.
Se déplacer vers les choses, respirer leur silence comme un plein.
Pour poursuivre, quelques mots sur Marc Dugardin et son recueil, Quelqu’un a déjà creusé le puits. L’affaire est un peu plus compliquée ne serait-ce que parce que le livre n’est pas issu des presses de Mortemart, lesquelles donnent des ouvrages typographiés à la finesse sensuelle par le contact du relief de la page – sorte de coin de monnaie, mais là sur la page, en ronde bosse. Et encore par ailleurs, pour l’effet très personnel que me donne ce livre – surtout au regard de cette chronique. Mais citons d’abord :
voyageurs
un regard que l’on sent
posé sur soi
(pour aimer ou pour détruire)
dans la vitre du train
cela commence avec soi-même
et cela finit sur un quai
que peuplent des fantômes
et des êtres en chair et en os
Oui, car je me sens moi aussi un voyageur dans ces poèmes, ce qui est une sorte de condition du chroniqueur que je suis ici, et peut-être un guide dans l’espace erratique du livre ? Prise du réel encore une fois, un peu comme une capture avec des mots simples comme « le coquelicot », « le naufrage de novembre », « l’enfance », « un petit mortel ». Rien n’est épuisé donc dans ce livre où tout y est juste et bien pesé.
Et pour conclure, de simples mots à partir d’Aléa second de Jean-Claude Leroy, et tout de suite dès le premier poème ce vers :
avant de tout se dire au point de suture des étreintes
jonctions affolées des sexes, des peaux, des souffles
pour dire que le sexe est ici comme une chose. Ou encore, je cite :
action terrible, le genou qui plie
un dernier clin d’œil donne le départ
pour quelques sous le cœur s’emballe
la fin du monde revient de son soupir
le présent s’écarte dans les bras qui manquent
Est-ce un rituel religieux ? Est-ce une transaction sexuelle dans une chambre inquiète ? La rencontre de deux sexes sans doute. Voilà pour aujourd’hui, en suivant le cours ordinaire des jours et des travaux.
Didier Ayres
- Vu: 3690