Poétiques révolutionnaires et poésie, Jacques Guigou (par Marc Wetzel)
Poétiques révolutionnaires et poésie, Jacques Guigou, L’Harmattan, mars 2019, 94 pages, 12 €
L’objet et l’objectif de cette brève étude sont ensemble bien indiqués dans les dernières lignes de sa présentation : « Ce livre n’est pas une critique littéraire. Il propose une critique politique des divers avatars contemporains des poétiques révolutionnaires au regard d’une vision non sotériologique de la pensée ». Voyons comment.
La thèse essentielle de Jacques Guigou est ici que la poésie n’est pas un art du langage (ce « présupposé langagiste, dit-il, essentialise la poésie, la rabat sur la discursivité et la normativité »), mais, au contraire, « parole vive, événement imprévu, existence et instant ; ceci depuis son surgissement dans l’espèce humaine » (p.42).
L’homme, on le sait, est un animal redressé (il porte son chapiteau pensant en colonne bipède), marathonien (il sait épuiser toutes les proies qu’il poursuit) et collectif (il explore l’inconnu en équipe, et ne peut réussir que solidairement son exode indéfini vers les nouvelles ressources). L’idée de l’auteur, qui éclaire de l’intérieur sa propre pratique poétique, est que la poésie est née comme armature vocale de migrateurs debout, sangle articulatoire partagée, ou chant d’une colonne (au sens militaire) de colonnes (au sens architectural) mobiles, cimenté par lui. Une citation exhaustive le dit joliment :
« Pour progresser sur des terres inconnues, à la recherche de nourriture et d’abri, une communauté d’Homo Erectus avance, agrégée, en contact peaux à peaux. Cette marche-masse possède un rythme naturel ; une cadence qui libère les sons des poitrines ; une allure qui s’accompagne de cris. Cet enthousiasme échauffé par le cheminement en commun se fait danse à la fois linéaire et rayonnante, portée par la conscience sensible d’un corps commun, d’une puissance physique et mentale. Paroles répétées, scandées, ce chant n’est pas un dit mais une clameur de contentement, celle de fouler ensemble la terre et de suivre la course du soleil » (p.49).
De cette forte intuition, l'auteur tire trois belles conséquences. D'abord que la poésie peut être un analogue chant d'accompagnement … du devenir historique de l'homme (et qu'à ce titre poésie et révolution sont liées, comme le cheminement dans une histoire soudain inconnue exprime sa propre scansion immédiate et réjouie – liées, mais bien sûr ni identiques, ni pures servantes l'une de l'autre) ; ensuite que la poésie doit créer et peut révéler, mais qu'elle ne peut ni ne doit sauver : la poésie crée parce qu'elle produit une sorte de coexistence physique et physiologique inédite entre les mots ; elle révèle parce qu'elle montre aux âmes ce qu'elles se cachaient mutuellement, et fait comme renaître les unes des autres des vies qu'elle sonorise ensemble. Mais sauver (ce que notre auteur nomme « présupposé sotériologique », p.89), non. La poésie est une expérience refondatrice (elle est comme une défossilisation vocale du passé commun), et a le tempo d'un présent décisif, mais l'attente d'un avenir éternel (qui est celle du salut religieux) serait, pour elle, selon Jacques Guigou, une prétention fatale et une trahison de sa mission. Les poétiques révolutionnaires (surréaliste comme situationniste) ont ce malheureux présupposé salutaire qui, justement, les damne.
La troisième conséquence est polémique, mais salubre : c’est que l’art de la performance poétique (si prisée, si aisément gratifiante) est un contresens sur la puissance même de la poésie. Ce dispositif public d’action directe de la parole prétend faire découler la poésie d’une magie incantatoire qui n’est en réalité, selon l’auteur, que production secondaire de la poésie. La magie crie des mots qui prétendent changer tout sans y faire travailler les choses, mais la poésie était avant elle, et demeure toujours plus profondément que la magie, cette puissance de faire avancer la voix dans les choses et par elles. Nos fougueux performers visent à faire consommer de l’indicible, par une intensité élocutoire chargée de mobiliser – comme la publicité capitaliste – du cerveau disponible pour ses affects directifs. La performance, par une double inversion de la finalité poétique, prétend sauver par cela même qu’elle ne peut ni créer (elle détruit ce qu’elle prétend causer et ne fait que jouer à exister autrement) ni révéler (elle n’affronte que son propre vide et gave de mots l’appétit de vérité) :
« Qu’elle soit corporelle, verbale, textuelle, instrumentale, combinatoire, la performance n’est pas en soi intervention sur le monde, mais un support agité et proféré à la surface des choses, une sorte de publicité de l’existant et de son devenir même » (p.58).
Bien sûr, ce petit livre agile et vaillant nous laisse à quelques questions. D’abord, si la poésie accompagne la marche intérieure de l’humanité (dans ses marathons préhistorique et historique), ne peut-elle donc rien pour nos moments de repos, de détresse et d’abandon ? « S’agenouiller devant le Seigneur de tous les temps », – voilà comment Rosenzweig (L’Etoile de la rédemption, p.450) caractérisait la posture de salut – n’est-ce là toujours que besoin méprisable ? Ensuite, si la poésie est un pur jaillissement de présence hors du langage, si, comme le dit Emerson – cité p.27 – « Le langage est de la poésie fossile », si – comme le dit la fin de ce livre : « il y a poésie lorsque la poétique, internisée dans le poème, s’absente » (p.91), pourquoi vouloir malgré tout, comme ici, discourir encore de poésie ? Enfin, pour deviser un peu légèrement : si, pour la Révolution, l’Histoire doit redevenir présence immédiate, comme « pour la poésie, le monde est présence immédiate » (p.16), et s’il est donc fâcheux que la poésie parte s’engluer dans (et se faire démembrer par) bien des « poétiques révolutionnaires », ne serait-il donc pas, à l’inverse, réconfortant et heureux, que… la Révolution (en sa périlleuse définitive immédiateté historico-collective) en fasse autant ?
Mais l’intérêt de cette étude active, nette, instruite et singulière est évident, et l’éclairant penseur ici ne trahit jamais le poète Jacques Guigou qui (on lira avec fruit Exhaussé de l’instant, son formidable recueil de 2013 chez l’Harmattan), pour moi, garde son mystère.
Marc Wetzel
Depuis la fin des années soixante, Jacques Guigou mène, sans les confondre, des activités de politique et de poésie. Auteur d’une vingtaine de recueils, il donne lectures et récitals. Il est co-fondateur de la revue Temps critiques.
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