Poétique 185, Revue de théorie et d’analyse littéraires, Gérard Genette (par Yasmina Mahdi)
Poétique 185, Revue de théorie et d’analyse littéraires, Gérard Genette, mai 2018, Seuil, 192 pages, 19 €
Alphabet genettien
Le numéro 185 de la revue Poétique est consacré à feu Gérard Genette, dont les ouvrages les plus célèbres – Figures I à VI – ont marqué des générations d’étudiants et de chercheurs. Il faut savoir que Genette a établi une filiation à partir des théories des Anciens, dans Introduction à l’architexte (1979), en déconstruisant « la théorie des genres, de la division fondamentale due à Aristote (…) entre les trois genres fondamentaux (…) lyrique, épique et dramatique ». Le Genette théoricien a défini la notion de paratexte, qui s’approche étroitement des théories de la réception. Michel Charles ouvre l’hommage-débat qu’il lui consacre dans ce numéro de Poétique, en avertissant « qu’il ne s’agira pas ici de “décrypter” Genette, qui s’est largement décrypté sans notre aide ».
Pour Genette, écrit Michel Charles, « l’histoire de la littérature est sans objet », comme le soulignait, en quelque sorte, Kant, à propos de la beauté. Ou bien, pour paraphraser Valéry, le personnage est « un être de papier », que les romanciers ont tenté, jusqu’au XIXe siècle, de faire passer pour une personne réelle, incarnée. Ce qui est révolutionnaire chez Genette, et ici l’article de M. Charles le met en avant clairement, c’est son évaluation de « la fabrique de la littérature ». Le vertige du « seul livre infini » reste pertinent, séduisant, si l’on croit au principe de la « totalité » en évitant l’écueil (funeste) de la logique totalitaire, qui ordonne, par injonction, découpe, extorque, jusqu’à l’ablation du langage, l’ensevelissement de l’identité du sujet, son éradication. En 1982, Gérard Genette est précurseur du phénomène informatique, « de cette incessante circulation des textes ». Par ailleurs, Michel Charles argumente autour des modèles, des tableaux et des systèmes de Genette : par exemple, dans Fiction et Diction, à propos de l’intentionnel – ce que Jean-Marie Schaeffer nomme « relation esthétique (…)programmée » – et de l’attentionnel – ce que nomme encore Jean-Marie Schaeffer « la qualité vécue de l’expérience » – puis du « à quoi bon » janséniste, avec en surnuméraire le doute cartésien, devant l’enchâssement des poupées russes du récit.
À en croire Frank Wagner, la figure du monstre pourrait être celle de l’écrivain (autoproclamé), ignorant de la littérature et/ou la niant, méconnaissant l’idiome de ses prédécesseurs – ou pour le dire autrement, l’homme est un animal mimétique, nourri par antériorité de sous-couches et de strates culturelles multiples, et il n’échappe pas à ce processus ; ou encore « mais que deviendrait la théorie, si elle ne servait aussi à inventer la pratique ? » (Genette). La difficile position du neutre barthésien : ni ceci ni cela, ni il ni elle, l’inassignable, notion violemment récusée par une partie des études féministes, des études de genre, est réévaluée, si l’on peut dire, par l’approche « d’un abécédaire genettien ».
Eugène Nicole relève la récurrence du Je, pronom personnel affirmatif, « dans cette percée contextuellement marquée du “je” (Figures III) (…) ce “je” est celui d’un pionnier à la fois modeste (…)et conscient des progrès dont pourraient bénéficier ses “critiques” (…) ». Christine Noille met en valeur le lien qui unit Gérard Genette à Pierre Fontanier (1765-1844), par l’étude des tropes, des figures de style et/ou de rhétorique en les définissant ainsi : « le trope est un des moyens qu’a l’énoncé de signifier. Loin d’être le paradigme de toute figure, il en serait la négation (…) nous dirons que la première des règles, pour le trope, c’est d’être visible (pour devenir une figure) ». Marc Escola aborde le poéticien Genette quand il étudie l’œuvre proustienne en regard des phénomènes de feinte, d’omission de « la paralipse (rétention d’une information logiquement entraînée par le type adopté) » et de « la paralepse (information excédant la logique du type adopté) ». Ainsi chaque contributeur ouvre un chemin dans le corpus genettien, le défriche et le déchiffre.
Florian Pennanech affirme : « Je découvre systématiquement des analyses étincelantes et des exemples savoureux » dans Palimpsestes. Son article pose le délicat problème de la réécriture, de l’emprunt, du plagiat (du vol ?), d’où la question du style et de l’exercice (redoutable) du pastiche. Dans Palimpsestes factuels, il soulève l’interrogation sur la pertinence de l’origine de l’œuvre, du titre, d’une éventuelle réécriture, des modifications de sens, voire des censures – tout du moins des ajouts au texte initial.
Jean-Marie Schaeffer développe parfaitement l’interrogation de Genette à propos de l’œuvre d’art spectatorielle, dont « la relation esthétique est en quelque sorte “programmée” par la fonction intentionnelle de l’objet ou événement qu’elle investit », « cet objet/événement [ayant] été créé afin d’être abordé à travers une valeur esthétique », ainsi que du « statut composite [de] tout prédicat esthétique ». Ce à quoi Jean-Marie Schaeffer ajoute à propos de La relation esthétique, l’ouvrage de Gérard Genette, que les « propriétés objectales fonctionnelles qui font défaut aux artefacts/événements non intentionnels ou investis d’une intention qui n’est pas esthétique, ce sont les propriétés artistiques (…) ». En poursuivant, Schaeffer écrit : « Autrement dit, la spécificité de la position de Genette réside dans le fait que, tout en distinguant le champ esthétique du champ artistique, il ne les oppose pas, ni ne réduit l’un à l’autre : il considère la relation esthétique comme étant la relation générique au monde qui est activée aussi dans le champ de la réception des œuvres d’art, bien que (partiellement) spécifiée en tant que fonction artistique ».
En règle générale, le système genettien opère des diffractions dans le monde des lettres, et des effractions, tout en évitant l’écueil d’un nivellement de la qualité artistique intrinsèque à l’écriture et aux auteurs. « Mais Gérard Genette n’a jamais versé dans le formalisme “dur” qui a caractérisé divers travaux de ses contemporains », nous assure Eugène Nicole. Marie Parmentier le rappelle : « Nous savons désormais que Genette se compte parmi “les stendhaliens” (…) ». Et « là où Stendhal s’arrête d’écrire, là où il échoue, Genette lui cite Stendhal ». Notons les émouvants souvenirs de Jean-Benoît Puech sur Genette, lequel « avait l’art invisible de neutraliser la moindre propension au sensationnel et pour ainsi dire de reconduire l’aura des maîtres volontaires ou involontaires vers l’intérieur du monde, du moi, du foyer qui brûle mais sans trop de fumée. (…) Il évoquait la réciprocité possible dans le domaine artistique, le réel dialogue des vivants et des morts, et même le polylogue des non-nés littéraires ». Les collaborateurs de la revue Poétique ont concouru à éclairer les multiples facettes de l’édifice genettien – et il est bon de citer ici aussi Franc Schuerewegen et Christine Montalbetti.
Yasmina Mahdi
Gérard Genette (1930-2018). Études et parcours : ENS. Agrégé de Lettres. Directeur de l’EHESS. Visiting professor à l’Université Yale. Théoricien, l’un des fondateurs de la narratologie.
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