Poètes et lettrés oubliés de la Rome ancienne, Pierre Vesperini (par Gilles Banderier)
Poètes et lettrés oubliés de la Rome ancienne, Pierre Vesperini, Les Belles-Lettres, octobre 2023, LXVI+150 pages, 15 €
Edition: Les Belles Lettres
On connaît, dans Cyrano de Bergerac, ces vers destinés à railler l’Académie française (où, de fait, Edmond Rostand ne fut jamais admis) : « Voici Boudu, Boissat, et Cureau de la Chambre ; // Porchères, Colomby, Bourzeys, Bourdon, Arbaud… // Tous ces noms dont pas un ne mourra, que c’est beau ! ». La perspective est évidemment celle du XIXe siècle, car ces écrivains n’étaient pas obscurs à leur temps. Ils étaient en tout cas suffisamment connus, à tort ou à raison, pour avoir attiré sur eux l’attention des protecteurs de l’Académie. Le reste fut, comme toujours, affaire de servitude ou de liberté d’esprit.
On pourrait tourner des vers analogues avec les noms de Licinius Calvus, Valerius Cato, Julius Calidus, Laevius, Valerius Soranus, ou d’un Salluste qui fut peut-être le futur historien. Même de bons connaisseurs de la littérature latine (il y en a de moins en moins) n’en auront sans doute jamais entendu parler.
Certes, il y a toujours eu des « phares » au sens baudelairien et des minores (du genre de ceux à qui Gérard Oberlé a consacré ses Nécrologies littéraires), connus des seuls bibliophiles, qui peuvent collectionner avec ferveur leurs œuvres oubliées. Mais le cas de nos auteurs latins est différent : on peut visiter quotidiennement les bouquinistes, passer ses journées sur les sites Internet proposant des livres anciens à la vente, hanter les bibliothèques patrimoniales les plus vénérables, rien n’en sortira jamais, parce que les œuvres de ces écrivains ont disparu aussi complètement que si elles n’avaient jamais existé. Mais cela vaut également pour des personnages autrement prestigieux : des dizaines de tragédies, composées tant par Eschyle (nous en avons conservé 7 sur 110) que par Sophocle (8 sur 123) et par Euripide (19 sur 92), se sont volatilisées et nous n’en connaissons plus que les titres. Pourquoi avons-nous conservé l’Antigone de Sophocle et pas son Laocoon ou son Iphigénie ? L’histoire littéraire gréco-latine est celle d’un immense naufrage et rien ne permet d’affirmer que les pièces perdues d’Euripide ou de Sophocle eussent été mauvaises, par rapport à celles qui ont été conservées (et qui se serait permis d’en juger ?). Si la plus grande partie des œuvres de Sophocle ou d’Euripide a disparu, on ne voit pas pourquoi on aurait conservé des textes d’écrivains moins doués ou moins intéressants. Mais cette dernière remarque appelle une question : qu’est-ce qui nous dit que ces auteurs oubliés et même engloutis, qui ne sont plus que des noms, étaient réellement moins bons que ceux dont nous pouvons encore lire les œuvres ? Après tout, leurs contemporains ont souvent parlé d’eux avec enthousiasme et les grammairiens antiques les ont cités soit comme modèles, soit pour éclairer telle ou telle remarque de syntaxe ou de vocabulaire, tel emploi inusuel d’un mot ou tel néologisme : comme si des pans entiers de la littérature française, des dizaines de poètes ou de prosateurs n’étaient plus connus qu’à travers les citations du Grevisse.
Il existe plus d’une anthologie des fragments de poètes latins oubliés, destinées aux spécialistes et aux érudits, tenues soigneusement à jour des rares découvertes archéologiques ou papyrologiques. Le but de Pierre Vesperini n’est pas de traduire les recueils de Blänsdorf (Fragmenta poetarum Latinorum epicorum et lyricorum, 2011) ou de Hollis (Fragments of Roman poetry, 2007), mais, sur une base documentaire solide et à jour des travaux les plus récents (la bibliographie en fait foi), de ressusciter ces ombres oubliées. L’exercice est parfaitement réussi, qui vient après une longue préface sur « Les passeurs d’Alexandrie », montrant de quelle manière la cité hellénistique a contribué, bien plus que ne l’avait fait Athènes, à la naissance de la littérature en tant qu’institution, avec ses bibliothèques publiques et privées, ses mécènes, ses jeux savants ; Alexandrie qui sera le modèle de la Rome lettrée. Il y a dans ce volume très bien écrit, nullement ennuyeux (au contraire), une dimension de piété, au sens que revêtait cette vertu à Rome, précisément. Tout se passe comme si, nouvel Ulysse ou nouvel Énée, Pierre Vesperini descendait aux enfers pour y interroger les ombres de ces poètes qui, pour certains, furent en leur temps célèbres et qui, posant le stylet, modulèrent sans doute avec insigne satisfaction une formule analogue à l’exegi monumentum aere perennius d’Horace. Et pourtant…
Gilles Banderier
Pierre Vesperini est l’auteur de nombreux ouvrages de philosophie, dont un Lucrèce (2017).
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