Poésie sur Place, Christian Prigent (par Jean-Paul Gavard-Perret)
Poésie sur Place, Presses du réel, coll. Al Dante, mars 2019, 112 pages, 18 €
Ecrivain(s): Christian Prigent
En un nécessaire transfuge de la « matière » où un glissement a lieu loin des mots poussiéreux, Christian Prigent ose soudainement et volontairement les vocables salis, baveux, merdeux au besoin. Le lecteur ou auditeur (puisque le livre est accompagné d’un CD) est pris de panique dans cette montagne de mots, ne capitalise plus rien.
L’auteur se laisse aller au pur plaisir d’un corpus qui ne répond pas à la simple curiosité du visible, du lisible, mais au désir de voir ce qui est absence, manque, ombre, voir non seulement le souffle mais la défécation comme il le rappelle dans un des textes : L’écrit, le caca, tiré de sa revue TXT n°10.
L’énumération, la répétition, la scansion ouvrent à une danse qui fait sauter les verrous du monde et du corps. Lire ou entendre n’est plus saisir, appréhender, c’est se laisser envahir par un flux auquel le poète donne « corps » pour offrir au « spectrateur » un état d’éveil au moment où la matière verbale devient ce que Beckett nomma du beau nom de « foirades »…
Leurs magmas liquides se transforment jusqu’à devenir l’évidence lumineuse de – et c’est le cas de dire – tout ce qui nous échappe. Les apparences trompeuses et les pare-fumets sont en charpie. Exit la matière de rêve pour des manières plus fécales. Cela ne sent plus Dieu. Et à tous les étages.
Les performances et les dires de Prigent créent le rire en un théâtre unique qui déchire nos certitudes. Nous sommes de ce papier toilette qui à mesure que nous l’avalons nous révulse. Et le poète offre cette masse de ce que d’aucuns prennent pour de la folie que nous devons dévorer et vomir afin de nous sentir exister.
L’auteur fait de nous des derviches tourneurs, mais des derviches athées. A l’épreuve d’une telle masse tonitruante, d’une telle danse, nous voyons mieux car nous ne voyons plus rien. Le poète nous fait passer de l’illusion subie à l’illusion exhibée. De l’extrême compacité de l’œuvre naît ce qui éclaire, délie, vide et remplit.
Il existe donc une condition « littorale » de l’œuvre en tant que lieu des extrêmes, des bords et surtout des débordements. Et le travail de l’auteur ouvre au vrai temps de la fable où tout s’inscrit en dehors du sens.
Jean-Paul Gavard-Perret
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