Poésie en forme de rose, Pier Paolo Pasolini (2ème article)
Poésie en forme de rose, mars 2015, traduit de l’italien par René de Ceccatty, édition bilingue, 496 pages, 12 €
Ecrivain(s): Pier Paolo Pasolini Edition: Rivages poche
« La mort ne consiste pas à ne pas pouvoir communiquer mais à ne plus pouvoir être compris ».
Pier Paolo Pasolini, écrivain, essayiste, poète, journaliste, témoin révolté des injustices sociales, cinéaste, se situant toujours en dehors des institutions, d’une « opposition pure », a su observer mieux que personne les interstices mouvants de la société italienne de l’après-guerre, et ce, jusqu’à son assassinat dans la nuit du 1er au 2 novembre 1975, sur la plage d’Ostie, à Rome. Soucieux d’une mise en scène de sa vie et de l’histoire de sa création, Pasolini croyait à la force symbolique du coup de poing – tendu – face au monde des hommes bien nés ! Croyait tout autant à la force symbolique du coup de point – reçu – par un excès d’amour, détachement sans fin des êtres aimés, irriguant l’idée de n’être, finalement, aimé de personne ! Publié au sommet de la gloire de l’écrivain en 1964, pendant le tournage de L’Évangile selon saint Matthieu et après celui de La Ricotta, Poésie en forme de rose fait réapparaître un écrivain dans la sphère de son intimité, témoignage d’une expérience individuelle marqué par les cicatrices de ses passions, hanté par une question essentielle : la poésie peut-elle dire la réalité dans l’espace des expériences poétique, politique et linguistique ?
« Les hommes de l’avenir sont les HOMMES DU RÊVE. Maintenant mon espoir n’a pas de sourire ni d’humaine complicité, car elle n’est pas le rêve de la raison, elle est raison, sœur de la piété… Il y a une race qui n’accepte pas les alibis, une race qui à l’instant où elle rit se souvient de ses larmes et dans les pleurs de son rire, une race qui ne s’exempte pas un seul jour, une seule heure du devoir de la présence possédée, de la contradiction où la vie ne concède jamais aucun accomplissement, une race qui fait de sa propre douceur une arme qui ne pardonne pas… Je mourrai sans avoir connu le sentiment profond d’être homme, né pour une seule vie, à laquelle rien dans l’éternel ne correspond… Je me vante d’appartenir à cette race ».
En regroupant des textes en apparence disparates, journal de voyage en Afrique et en Israël, réflexions sur l’histoire, souvenirs de jeunesse, cahier de tournage, bribes de scénario en vers de films en cours, ou projets d’œuvres futures, l’auteur offre au lecteur son intelligence, son œil sage comme une vision préposée au lynchage. Avec le soutien de son éditeur, Livio Garzanti, seul un auteur d’une vitalité désespérée tel que Pasolini pouvait à cette époque porter cette voix singulière. L’œuvre poétique considérée parfois comme trop obscure n’empêchait pas l’auteur de laisser toujours la porte coulissante de sa chambre entrouverte, laboratoire des expériences à fragmentations, irradiant alors nos pensées socialement convenues par un faisceau de lumière aveuglant, baignant notre regard intérieur comme une valeur plus importante que la transparence ! Livre fragmentaire, sombre, aux tonalités empreintes de Dante, de Leopardi, nostalgique d’une Italie « archaïque », où les ombres et le mal n’ont pas encore pénétré ce « paysage humain », où subsiste, fragile, l’innocence d’une saison, l’enfance. Puis celle du Péché et de la Mort, à la recherche d’une réalité sacrée. L’auteur était « comme un chat brûlé vif, écrasé par le pneu d’un camion, pendu par des jeunes à un figuier », profondément marqué par les menaces que Pasolini sentait peser sur sa vie, du fait de ses choix sexuels.
Au commencement était la Douleur. « Quand mon squelette n’aura même plus la nostalgie du monde…rendus frères dans des passions contraires, ou des parties ennemies, par le profond refus d’être différents – à répondre de la sauvage douleur d’être des hommes ». Un pétale de poésie, une fleur du mal. Réalité parmi les âges, corps et chair dans leur nudité, dépecée par des assassins, désacralisée par une mort mécanique, donnée au nom de Dieu. Pasolini nous propose de penser ce qui persiste à être dans un temps indéfini et de projeter nos rêves fantasmés dans un rêve flou, plus fou encore, comme pour mieux recomposer La fleur, témoignage d’une volonté de dialogue entre la réalité et le mythe brisé : l’Homme.
Mais alors, la chair ne vaut-elle pas le sang ?
Poésie en forme de rose fait partie de ces livres que l’on écorne avec plaisir jusqu’à plier toutes les pages de l’ouvrage sans jamais avoir peur de se faire piquer les doigts, comme un voyage dessinant les contours de la vie intérieure, un cœur en pétales, rêvé et brisé, une rose qui saigne le cœur d’un homme pour toute une vie. Un hymne à la résistance perdue, en traînant chacun de nous : la mort dans la vie. Entraînant celle-ci jusqu’au bord du fleuve des enfers, Styx de nos passions écumant sur le sable mouvant des sexes, trou béant sur le fond de la blancheur, perdu dans la misère d’un corps offert par « miracle » pour des siècles.
« Il suffit de détacher un pétale et tu t’en rends compte.
Rouge où il fallait du blanc, ou blanc où il fallait du jaune, comme vous voudrez : et cela pendant une vie entière, qui par fatalité n’autorise qu’UNE SEULE VOIE, UNE SEULE FORME.
Comme un fleuve qui – dans sa façon merveilleuse stupéfiante d’être ce fleuve – contient la fatalité à n’être aucun autre fleuve. On dit que dans la vie on manque bien des occasions :
mais la Vie n’offre qu’une Seule occasion.
Je l’ai totalement manquée ».
Article écrit par Marc Michiels pour Le Mot & la Chose
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