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Poésie complète, 1980-2020, Jacques Guigou (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel le 22.09.21 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Poésie

Poésie complète, 1980-2020, Jacques Guigou, Editions L’Impliqué, septembre 2021, 712 pages, 25 €

Poésie complète, 1980-2020, Jacques Guigou (par Marc Wetzel)

 

« D’abord ces sables piétinés

puis la mer

la mer et sa constellation d’éclats

puis les oscillations

de ces coquilles qui se font

de ces fossiles qui se défont

puis l’ancien phare

désinvolte autant que serein

soudain sur le quai

le coup de patte de ce qui n’apparaît pas » (p.634)

Il n’y a ni insinuation, ni ironie, ni même métaphores dans la poésie de Jacques Guigou, parce qu’elle se veut passionnément fidèle au monde (au monde des éléments, des reliefs, des cycles), et que le monde, lui, advient et se répète, forme et déforme ce qu’il est, se fracture, se soulève, s’écoule et s’érode, sans jamais suggérer, railler ni même comparer. Le poète imite cette sobriété dynamique et nourrie à elle-même.

 

« Ils disent inspiration

alors que simple

abonde sa présence

ils disent métaphore

mais un seul mot

pris sur l’envers de cette mer

aujourd’hui si féconde

suffit à faire l’unité

du monde » (p.433)

 

Le poète camarguais suit à la trace le devenir local des choses ; il s’immerge franchement dans ce qui survient, il partage toujours volontiers les tensions de ce qui l’accueille, il aime et admire le réel tel qu’il sait et doit se produire lui-même, école globale de présence dont ce réel est à la fois l’unique maître et élève. Monde qui ne fait que les miracles utiles dont il est capable, et pour ceux dont l’attention se fait digne de lui.

 

« Voici

l’avènement estival

de l’autre voix

celle qui voile le monde

puis le fait

devenir vrai

voici

les prémices espérées

de la saison qui prie

voici venue

la dispute

avec les verbes qui divisent » (p.496)

 

La mer lui est origine chantante, d’une rare continuité d’action (on dirait une chef de chœur accouchant de son rejeton, presque restée debout à son pupitre, sans guère interrompre sa fabrique d’échos et de reflets). Naître, c’est être précédé par une parole d’expulsion (« Poussez ! »), et un rythme d’advenue (« On y est presque »), que tout poème authentique paraît repsalmodier. Clameurs, contractions, contorsions, oui ; œillades, manigances, guillemets, non. Avancer toujours condamne à indéfiniment approcher, mais autorise à ne jamais quitter l’approche.

 

« Marcher avec la compagnie

non du recommencement

mais de l’origine unique

de cette mer

reconnue comme celle-là

même » (p.294)

 

« Attiré

par les jeunes rameaux

du tamaris

qui se souviennent de leur violet

il attend

ce regard de la mer

celui d’avant la sortie des eaux

ce regard de la mer

qui unifie

le garçon au tamaris

avec l’instant

de sa mise au monde » (p.495)

 

Énigmatique matière capable de faire quelque chose d’elle-même, globalement (la vie du Tout) ou localement (le tout de chaque vivant), auto-démiurgie que notre poète qualifie fortement de « lagunaire » (et donc complète, car le bassin côtier, la mer, et le cordon littoral qui les sépare font à eux trois – états d’une même matière – la lagune) et de « syllabaire » (et donc instructrice et instituante, car comme on décompose les mots pour apprendre à les lire, l’évolution cosmique recompose les êtres pour savoir les écrire) :

 

« Elle est toujours là

cette matière lagunaire

celle qui ne connaît pas

la pensée verticale

son fond est éphémère

il laisse soupçonner

les parlers de la pêche

à l’épervier

elle est toujours là

cette matière syllabaire

celle qui charge de possibles

chaque aiguille de pin » (p.515)

 

Le monde est Tout, et le Tout est par principe délié, « inamarré » : son ici suffisant est sa pérenne et ubiquitaire capacité de se tourner ailleurs. Le poète est l’hôte et l’aède de cette interdépendance autonome qu’est le monde : il dit tout haut ce que l’évolution se chante tout bas, « élève d’un chant qui ne s’apprend pas » (p.485). C’est que ce monde naturel (contrairement à l’historique) sait se servir de lui-même, réhabiliter ses pertes, recycler son auto-désolation même : son insistance créatrice se passe même de toute résilience.

 

« Sous les six tuiles soulevées

du toit des êtres

autonomes

j’aperçois de la perte

sous les six uniformes

d’exercice

des cyclistes fiers

de leur discipline

j’entrevois de la perte

sur les six visages

lissés d’artifices

sortes de hères séparés

de leur matrice

je devine de la perte

pourtant

sur ces six dunes

rendues vierges

par la Tramontane d’hier

j’augure d’autres

engendrements » (p.444)

 

« la mer indocile

désigne la cause certaine

des pertes

la mer

enfin remerciée » (p.448)

 

Il y a, dans cette poésie de toute une vie, une sorte d’optimisme cosmique (ce réel est suffisamment inépuisable pour dissuader toute vie provenant de lui de le quitter tout à fait déçue), de gratitude par provision (si cet Univers produit déjà si bénévolement des êtres vils et anodins comme nous, comment le remercier assez de féconder tout aussi volontiers ce qui nous dépasse ?), et surtout de calvinisme lyrique (cette liberté que l’Absolu nous laisse par rapport à lui, comment la mériter sans illusions, ou la racheter sans mensonges ?), tous éléments qu’on voit s’unir en une strophe merveilleuse, qui célèbre une existence toujours assez riche pour se voir échouer sur rivage inconnu :

 

« Au sortir de sa plongée

le blanc du goéland

échappe à l’ordre des choses

Égarée par sa longue veille

la veuve du pêcheur

échappe à l’ordre des choses

Sur le point de se défaire

la brume sur le port

échappe à l’ordre des choses

Son bateau désarmé

le vide du ponton

échappe à l’ordre des choses

Privé de son bosquet

le pin du Boucanet

échappe à l’ordre des choses » (p.571)

 

Notre poète, par ailleurs universitaire (sociologue politique, théoricien de l’art et penseur de la psychanalyse) est devenu et resté, avant tout et devant tous, poète (devin du rivage !) par un sentiment métaphysique plus ancien que toutes ses indignations, militances et même ardeurs, et qui est une évidence comme : il n’y a pas de stérilité héréditaire, il n’y a pas de néant orphelin, et notre lucidité donne des yeux à l’ombre même. « Vois / ce que les yeux d’Œdipe durent cesser / de voir » (p.285). Depuis la psychanalyse, nous rendant responsables de ce qui nous fait penser, nous sommes des Œdipes conscients de l’être ; et le châtiment de nos actes n’est ni la cécité, ni d’ailleurs le voyeurisme spéculaire, mais la lucidité (devoir regarder nos fautes à leur lumière, pouvoir annoter nos erreurs dans leur marge). Ce chant de la liberté impossible à contenir comme à mériter justifie tout l’effort d’une vie.

 

« Tôt venu

le devin du rivage

endure le vide laissé par la dune

qui a disparu

sans cligner les yeux

il déplore le plein

qui s’est défait

maintenant pieds nus dans le sable

le devin du rivage

s’avance vers ce qui n’a pas été dit

plus tard

parvenu au delta

il sera possédé

par ce qu’il ne parvient pas à quitter » (p.650)

 

Son ami Franc Ducros, poète et essayiste, confie excellemment à l’auteur, à propos du dessein de ce livre-vie, ceci : « Tu auras peu à peu, de façon de plus en plus caractérisée, trouvé avec la mer et son rivage, une ouverture qu’on peut dire infinie – infini des multiples événements ne cessant d’advenir dans les multiples aspects de la terre et de l’eau, infini des aspects de l’amour, infini des multiples rapports entre les activités humaines et l’activité elle-même multiple de la terre, de l’eau, de la nuit, de la succession des jours… ». Et toute saisie de l’infini est espérance, puisqu’elle dépend logiquement, non de nous, mais de celui-ci :

 

« Un jour viendra

sur ce rivage

un jour viendra

porteur de ce qui n’a jamais commencé

jour de joie

dépouillé des dominations de la nuit

sur ce rivage seuil et sable messagers

un jour viendra »

 

Marc Wetzel

 

Sociologue, poète, essayiste, Jacques Guigou est l’auteur de nombreux écrits : chant du monde pour la poésie et critique de la globalisation du monde pour la politique. Cofondateur de la revue Temps critiques, il dirige les Éditions L’Impliqué.

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A propos du rédacteur

Marc Wetzel

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Marc Wetzel, né en 1953, a enseigné la philosophie. Rédige régulièrement des chroniques sur le site de la revue Traversées. Dernier ouvrage paru : Exercices (Encre Marine/Les Belles Lettres), 2015.