Poèmes vernaculaires, Les Murray (par Didier Ayres)
Poèmes vernaculaires, Les Murray, éditions De Corlevour, août 2022, trad. anglais (Australie) Thierry Gillybœuf, 112 pages, 18 €
Des choses
Le sel actif qui persiste après la lecture de cette belle traduction très récente de Thierry Gillybœuf de Les Murray, le grand poète australien, c’est la combustion des mondes dans la poésie agissante en sa réalité mondaine avec son idiotisme, combustion qui implique le combustible de la langue elle-même, laquelle fige les choses, ou observe l’inertie des choses, transforme tout en chose. De là, une vision du monde extraordinairement complexe. Celle d’un poète parataxique, fait de fragments de compréhension et d’énigme. Une force surgit en tout cas.
L’infâme météorite est en route pour éteindre le monde,
c’est sûr. Mais regarde bien, et sa menace remplit ta journée.
Les braves ne meurent-ils qu’une seule fois ? Je pourrais le faire cent fois par semaine,
cramponné à mon pouls avec le bord du monde à portée de main.
Il faut dire et souligner l’implication de l’écriture dans son sujet, comme le monde réel entrant dans la maison presque folle de l’artiste, d’où cette matérialité des images employée par Murray. C’est à une poésie définie comme synecdoque, un élément pointant un monde, que nous sommes livrés.
Ici ça manque d’espace et de temps :
égalité et justice, pour être vraies,
exigent l’éternité. Ce n’est qu’en
les nommant qu’on postule l’au-delà.
Il faut dire combien cette poésie est un imagier, qui rassemble des tropes de l’art brut – comme les figures démentes d’assemblées de petites filles et de garçonnets dans la peinture de Henry Darger (lequel a aussi composé des milliers de feuillets manuscrits). Ces images ne sont pas sans rappeler la polymorphie des peintures de Jérôme Bosch, ou des scènes presque incohérentes de Pierre Brueghel l’Ancien.
Mais en arrivant sur l’île, qui est comme la pupille
dans les acres de l’œil, de l’eau dégouline de leurs habits
comme de lourdes chaînes. Ils peinent et s’allègent
à mesure qu’ils grimpent dessus. Tout cela est comme le passé
mais rien de tout cela n’est triste. Cela ne s’arrête jamais.
Cette polymorphie des poèmes de Les Murray n’a rien de hasardeux, mais est pesée à l’once d’un univers intérieur qui a sa cohérence – y compris dans le désordre du monde (mais le monde n’a-t-il pas toujours été mû par des pulsions diverses et désordonnées ?). Restent l’angoisse profonde et le salut. Ces textes suggèrent la logique du rêve lequel refait la réalité à l’insu du dormeur qui, pour lui, constitue justement la dernière plasticité convaincante – comme est convaincante cette écriture parfois difficile. Mais j’ai plaisir à partager quelques autres vers de cette belle littérature qui tend vers le classique moderne.
Je n’ai fait que regarder. Les poètes ne sont rien
dans ce vortex du profit. Le plaisir
et les décorations de la satiété
étaient tout un métier, mais la poésie était toujours
une classe, régalée de dons, pas d’argent.
La honte ancienne, de payer pour l’amour ou le sacré.
Renions le sacré, et il nous faut payer.
Didier Ayres
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