Poèmes en prose, et autres poèmes inédits, Ivan Tourgueniev (par Patryck Froissart)
Poèmes en prose, et autres poèmes inédits, novembre 2018, trad. russe Christian Mouze, 150 pages, 22 €
Ecrivain(s): Ivan Tourgueniev Edition: Editions Maurice NadeauUn beau livre aux pages de belle texture d’avorio 90g sous couverture cartonnée : on ne pouvait guère faire moins pour cette traduction française originale des Poèmes en prose et autres poèmes inédits d’Ivan Tourgueniev, considéré comme « le plus français des poètes russes ».
Il s’agit de courts textes qui, pour la plupart, consistent en la saisie sur le vif d’un élément naturel, ou en l’attrapage au vol d’une pensée de passage, ou en la capture d’une scène anodine, à partir de quoi l’auteur développe un point de vue ou confie une émotion, un sentiment, un aveu, une vision, une hypothèse, une interrogation. Sauf quelques très rares exceptions de pièces versifiées, ces morceaux de ce qui s’apparente à d’ultimes propos ante mortem, pour certains quasiment testamentaires, sont donc écrits en prose.
Le dernier texte du volume, plus long, appartient spécifiquement au genre du récit. Intitulé La Caille, il met en scène un souvenir d’enfance de Tourgueniev ayant pour action une partie de chasse avec son père, au cours de laquelle se produit un événement qui lui fait perdre définitivement le goût de chasser.
Tous les textes réunis ici sont d’un Tourgueniev malade qui se sait proche de sa fin. Le thème de la vieillesse et la vision corollaire de la mort qui guette omniprésente en constituent les champs sémantiques récurrents.
Le poète exprime non seulement, sans fausse retenue, son angoisse croissante face à l’inexorabilité de sa propre disparition, mais encore, en tant qu’élément constitutif de ce qui l’environne, sa perception douloureusement solidaire de la mort des êtres et des choses qui l’entourent jusqu’à, par cercles concentriques de plus en plus larges, ressentir cruellement la crainte de l’extinction de la culture russe dont il se sent particule élémentaire.
Tourgueniev, socialiste, progressiste, grand militant des libertés, de l’égalité, des droits de l’homme, vit mal la dictature tsariste d’Alexandre III qui marque la résurgence d’un conservatisme rétrograde après une période libérale d’émancipation des serfs et de progrès social. A quoi, s’interroge l’auteur, risque d’aboutir cet obscurantisme social, ce repli sur des structures sociétales archaïques ? Dans une perspective pessimiste, la langue russe, matrice de cette grande nation qu’il chérit, peut-elle décliner et mourir ?
« Ô grande, puissante, honnête et libre langue russe ! Sans toi, comment ne pas tomber dans le désespoir à la vue de tout ce qui se trame chez nous ? Mais il m’est impossible de croire qu’une telle langue n’ait pas été donnée à un grand peuple ! ».
Les textes sont d’une densité remarquable. Ainsi, dans La Prière, s’impose au crépuscule du poète le doute sur l’existence d’un dieu omniscient, s’opposent en réflexion la croyance et la raison, se pose la question de la nature de la Vérité, trois sujets qui s’entrecroisent en un cheminement que l’auteur conclut par une sacrée pirouette :
« Mais si on lui oppose la Vérité, qu’il répète alors la question fameuse : Qu’est-ce que la Vérité ?
Aussi il faut boire, festoyer – et prier ».
Dans Vérité et Justice, l’immortalité de l’âme permettrait-elle de posséder la Vérité « éternelle et indubitable » ? Tenir la Vérité procurerait-il la félicité ?
« Sur la recherche de la vérité, toute notre vie repose. Mais la posséder ? Et y trouver la félicité ? ».
La beauté marmoréenne, instantanément saisie, fixée, figée, d’une femme, sans doute aimée, étendue sur son lit de mort n’est-elle pas le symbole paradoxal de l’immortalité ?
Imaginant un oiseau qui vole jusqu’à l’épuisement au-dessus de l’océan, jusqu’à y tomber et y disparaître (Sans nid), Tourgueniev y voit la représentation de la futilité de sa propre trajectoire, du néant absurde dans lequel elle s’achève et se dissout dans la nature qui poursuit, quant à elle, indifférente, sa marche.
« La vague l’a englouti… et roule comme d’habitude, dans un tapage sans but.
Que vais-je devenir ? ».
Emerge parfois quelque révolte dans le thème, récurrent, de cette éphémérité de l’homme face à la pérennité de la nature symbolisée par exemple par l’immuabilité du chant du merle…
Révolte aussi, plus prosaïque, politique, à la pensée des frères qui « par milliers sont jetés dans la gueule de la mort à cause de l’impéritie de leurs chefs », ou à l’évocation de la situation politique de la Russie en régression :
Il y a beau temps que je n’avais pas revu mon pays natal
Mais je ne retrouvai pas en lui de changement sensible.
C’était la même stagnation livide, prostrée,
Des bâtiments sans toit, des murs en ruine,
Et la même boue, la même puanteur et la misère et l’ennui !
Ici, ce sont des regards rétrospectifs douloureux sur le temps où le cœur, « de tous côtés assailli de jeunes cœurs de femmes, sous leurs caresses s’empourprait ».
Là, le poète se fait lyrique en voyant tomber les « étoiles légères d’une première neige ».
Ailleurs le vieil homme repousse rudement la main que lui tend innocemment une enfant (A qui la faute ?) :
Quelle est ma faute ? Chuchotent ses lèvres.
Voici : tu es la jeunesse ; je suis la vieillesse.
Là, les montagnes de la Jungfrau et du Finsteraarhorn commentent le spectacle que leur offrent, dans la vallée, millénaire après millénaire, l’apparition de l’homme, sa multiplication, son appropriation de l’espace, ses activités dévastatrices puis son extinction définitive et le retour de la paix sur la terre (Conversation).
Ici est la vision macabre des crânes décharnés de danseurs et danseuses dans une salle de bal.
Là l’auteur essaie d’imaginer à quoi il pensera « au moment de mourir ».
Ainsi, de façon lancinante reviennent, de texte en texte, le tourment provoqué par les images de ce qui fut et l’obsession effrayante de la mort.
Mais j’ai peur.
Je cède à une vision : debout, près de mon lit, cette figure immobile… Le sablier dans une main, l’autre elle l’a posée sur mon cœur…
Et dans ma poitrine il tressaille, s’agite, comme s’il avait hâte de parvenir à ses derniers coups.
En somme, c’est tout à la fois le livre ultime d’un écrivain qui milite, qui s’engage, qui se rebelle contre la décadence politique de son pays, celui d’un sage philosophe chenu à la pensée profonde et aux interrogations propices à la réflexion du lecteur, celui surtout d’un homme qui ne craint pas de mettre à nu et à vif ses faiblesses, sa vulnérabilité, sa peur, ses doutes devant la fatalité de l’existence humaine. Expression littéraire, certes, poétique, souvent, de combat, parfois, expression toujours sincère d’un homme qui se présente comme étant un humble mortel parmi tous les autres.
Un homme, donc, de qui on se sent immanquablement et immédiatement le semblable.
Il convient de saluer la qualité de la traduction et des commentaires de Christian Mouze.
Patryck Froissart
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