Poèmes de transition 1980-2020, Branko Čegec (par Marc Wetzel)
Poèmes de transition 1980-2020, Branko Čegec, L’Ollave, Domaine croate/Poésie, octobre 2020, trad. croate, Vanda Mikšić, Brankica Radić, Martina Kramer, 144 pages, 15 €
Il y a quelque chose d’irritant dans l’aisance et la vaillance si talentueuses du poète croate Branko Čegec : c’est l’impression d’un être frivole, luxurieux, un rien méprisant (ou en tout cas narcissique). Un dandy surdoué, et qui déraille. Et une espèce de détaillant – un brin complaisant – des médiocrités, vanités et vulgarités humaines. Le petit bout de la lorgnette semble son oculaire favori. Il rêve gras : des partenaires sexuels de pure rêverie, on n’a pas à obtenir consentement, et c’est un peu dangereux. Réellement les plaisirs strictement fantasmés (s’appesantissant dans l’apesanteur), sans corps en situation, sans chair réelle à vivre et faire vivre, sont sans fatigue, sans précaution, sans trac, donc facilement faux et dédaigneusement illimitables. Mais tout ça est justement faux, et il faut traverser toute sa feinte nonchalance, et assimiler toutes ses provocations de carabin, pour rencontrer un être étonnamment fidèle, probe et responsable.
Branko Čegec, c’est vrai, c’est l’anti-timide ; sa peur n’est pas du tout d’être jugé, ni même deviné, mais bien plutôt celle de juger trop peu, à contre-temps, ou pour rien, et celle seulement de ne pas deviner assez ! Il avance toujours, ne craignant jamais d’être compris ! Et Čegec, c’est aussi, en apparence, l’anti-sérieux : jamais grave, même dans les considérations tragiques ou sordides (quand il décrit la vérité – la réalité invivable pour elle-même et vécue par elle-même ! – d’Istanbul ou de Sarajevo) ; tellement pessimiste, au fond, qu’il ne craint plus que son action (sa constante initiative de chroniqueur agité et errant) n’aggrave les choses. Pour lui, les choses de la vie politique et historique sont déjà trop graves (sans besoin de quelque raison que ce soit de l’être !) pour que les personnes (et en tout cas la sienne) le deviennent par surcroît, sans vraies raisons ! Il a le tocsin chatoyant, fantaisie, arc-en-ciel, voilà tout : il avertit à sa façon, sans sermon, sans injonction, sans préalable, mais il ne plaisante pas avec son devoir d’examiner, et épouse quasi-mimétiquement (donc sans doublure ni protection) les redoutables convulsions qu’il décrit. Sa prise de risques est constante, et évidemment noble et utile. Les bâillements photogéniques ne sont pas son fort !
On lira, dans ce recueil, quelques formidables aperçus sur la trouble préhistoire (ferroviaire) de la sensualité de l’auteur :
« ... quand une certaine Madame Rosenkranz,
issue d’une respectable famille juive avant la guerre,
m’a installé confortablement dans son giron joyeux,
où souriait ma première jouissance virile.
J’avais à mon actif quatorze ans et deux mois,
deux années d’onanisme-fiction, douze en grammaire :
La première phrase après fut, à peu près :
On pourrait se casser à Varaždin.
Varaždin sans doute parce qu’à l’époque, cette ville
m’avait l’air tellement incroyable, distante et inaccessible,
inspirant à la fois la sécurité et la confiance.
La dame caressait de son regard paisible mon corps lisse.
Avec un mouchoir en papier elle a essuyé doucement
les rives de son fleuve souterrain,
elle a enfilé sa culotte de soie, dont la surface faisait clairement
transparaître l’empreinte jaunâtre du paysage évoqué,
et elle a dû me prendre la main, en prononçant une phrase incroyable :
T’es un bon gars.
Puis elle est descendue à Vinkovci » (p.27)
des aperçus aussi sur l’histoire (qu’il veut passer ironiquement au détergent verbal, pour la nettoyer plaisamment de l’action qu’il y eut en elle, mais qui est pourtant son seul sens !) :
« L’histoire, il faut la rincer avec un produit chimique puissant, la brosser vigoureusement avec une brosse métallique, sinon – de l’acide chlorhydrique : tout péché sera ainsi effacé, les maux et les travers que l’histoire parvient à nous imposer : guerres, crimes, misères, massacres et mutilations, tout ce qui a été fait au nom de l’histoire, toutes les fois qu’elle était institutrice : institutrice des hideux, des monstres, des tyrans, des terroristes et des petits criminels, des tueurs professionnels et des pyromanes… seule et unique institutrice de l’injustice et de la mort, un alibi sans date de péremption… » (p.69)
mais encore sur l’éducation du regard (il faudrait savoir la vie pour avoir deviné quoi en voir) :
« Dans un film insignifiant je n’ai vu
que les belles dents de l’actrice.
J’ai mis plusieurs années
pour maîtriser l’art de reconnaître
une belle dentition, de beaux yeux, ou sourires.
Avant, je voyais des gens globalement.
Des figures, des formes. Éventuellement des bouches.
Jamais de lèvres, jamais de dents. Et puis
soudain, d’une manière inattendue,
le syntagme de belles jambes longues
se chargea de contenu :
la splendeur des chevilles élégantes, la rondeur séduisante
des genoux, et les cuisses élancées, bien soignées.
Tout se mit à signifier, à exprimer,
à aspirer les mots qui pendant longtemps ne faisaient autre
que tomber toujours plus bas dans l’abîme,
au fond duquel reposaient les yeux presque insensibles » (p.35)
ou le divertissement généralisé (réduit à se parasiter lui-même pour survivre, et n’ayant même plus besoin de public pour se relancer, se reliker et retweeter lui-même : une ola de clics suffit !) :
« Je marche
Je suis seul
et ne suis pas
Un groupe de clowns
fait un numéro
avec des vélos et
des trottinettes
Des chiens urbains
se prélassent
dans les rues et
sur les places
Le spectacle
sans public
ne s’arrête
à aucun moment
Je marche
Je suis seul
et ne suis pas » (p.114)
enfin sur Dieu (qui est le seul à n’avoir pas besoin d’être mort pour être absolument impartial) :
« Dans la rue de Tito une vieille
femme menue tremble blottie
sur le bitume glacé.
À elle aussi je donne un mark,
elle remercie Dieu,
regarde ailleurs,
dans le vide, semble-t-il.
Que fait le dieu des pauvres ?
Le dieu des riches est-ce le même Dieu ? (…)
Les voix des passants et
le bruit des voitures
assourdissent ces supplications.
Qui peut supporter tant de misère ?
Dieu seul.
Peut tout » (p.107-8)
Les préface (de Miroslav Mićanović) et postface (de Guillaume Métayer), aiguës et très complémentaires, aident à mieux saisir ces quarante années de vie poétique : « lorsque les vents sont encore tout jeunes » (p.46), jusqu’à « j’aime les chansons tristes car elles parlent des autres » (p.87).
Je ne crois donc pas que cet auteur soit le cynique qu’il prétend, je le vois plutôt chercher son plaisir(c’est-à-dire le meilleur de vivre, délié et ouvert) hors du beau : le mensonge (idéologico-publicitaire) du beau, c’est d’avancer, dans l’insubstantialité des modes, une facile communauté de vues, et, dans la grégarité des préférences, une inoffensive communauté d’engagement. Cet homme farouchement lucide n’est en tout cas ni lent, ni mou, ni distrait, jamais. Il nous livre sans réticence aucune, c’est vrai, l’horreur du monde, mais que viendrait faire ici ce genre de réserves bien élevées (on garderait par-devers soi une condition qu’on juge intimement non-remplie, on commenterait l’apocalypse en cours en gardant les lèvres pincées !) ? Pour le dire brutalement, en tout poète qui se respecte, Narcisse viole Narcisse et se met par cela de méchante humeur !
Une formule (vive et nette) d’Alain me revient : « Comme le corps qui a cédé à la peur ne sait plus oser, ainsi la pensée qui a cédé à la force ne sait plus juger » (in La Visite au musicien). Branko Čegec, 63 ans, ose et juge, lui, plus que jamais.
Marc Wetzel
Poète, critique, essayiste, éditeur,
est né à Kraljev Vrh (Croatie) en 1957. Il a fait ses études en langues et littératures yougoslaves, ainsi qu’en littérature comparée, à la Faculté des Lettres de Zagreb. Ses poèmes figurent dans un grand nombre d’anthologies, et ont été traduits en une vingtaine de langues. Plusieurs prix littéraires lui ont été décernés, dont, en 2013, le prestigieux prix national Goranov vijenac pour l’ensemble de son œuvre poétique.
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