Poèmes de la mémoire et autres mouvements, Conceição Evaristo (par Didier Ayres)
Poèmes de la mémoire et autres mouvements, Conceição Evaristo, éditions des femmes Antoinette Fouque, mars 2019, trad. portugais (Brésil) Rose Mary Osorio, Pierre Grouix, 208 pages, 16 €
Poème-sang
En dehors des considérations sociologiques et politiques, je voudrais ici consacrer quelques lignes à l’esthétique du recueil de Conceição Evaristo et de ses poèmes de la mémoire. Et en premier lieu souligner l’importance du sang, de la physiologie du sang et de sa métaphysique, voire de sa symbolique. C’est ce que j’ai le plus retenu. En effet, que cela soit le sang des menstrues, des blessures, ou la métaphore de la filiation féminine – mère/grand-mère/fille/petite-fille – le sang témoigne de la vie, de son expression à la fois douloureuse et cependant empreinte d’un mystère, ou bien d’une croyance religieuse.
Au reste, cette écriture relève en un sens de l’artisanat, d’un travail physique, qui permet à la figure de la forme en relation à la femme, de prendre corps et peut-être de revendiquer une essence. Et même si parfois on se situe politiquement au milieu de ce qui témoigne d’un Brésil marqué par les conquistadors de 1492, le poème touche notre monde d’aujourd’hui. Violence des favelas, violence faite aux métis et aux noirs, aux femmes pauvres.
C’est donc avec un certain entrain que l’on accepte ce langage issu d’images que l’auteure assure être propres à une certaine féminité qui en passe ici par le sexe de la femme, sans doute un sexe ensanglanté et ouvert comme une morsure, et qui fait appel à un certain mystère de la fécondité et de la filiation matrilinéaire.
Je me navigue moi-femme et n’ai pas peur,
je sais la douceur trompeuse des eaux
et, quand la crainte
me cherche, je n’ai pas peur de la peur,
je sais pouvoir déraper
sur des pierres et m’en tirer indemne,
le corps marqué par l’odeur
de la boue.
[…]
Je me vivifie moi-femme et je m’entête
dans la caresse vitale de mes vices,
dans l’ardent courage de mon corps,
dans le lien infini de la vie
qui gît en moi
et renaît fleur féconde.
Je me vivifie moi-femme.
Femelle. Phénix. Je féconde.
Le sexe de la femme est tenu au rang de la blessure, d’un caractère spirituel, proche d’une formation mi-chrétienne mi-païenne. C’est surtout le mystère de la fécondité que j’ai vu dans cette image du cruor, plasma et sève, qui coulent dans l’enfantement, qui accompagnent la parturition. Teintes rouges, fluidité, caractère baptismal des liquides qui traversent depuis la grand-mère jusqu’à la petite-fille, un principe sexualisé, pour ici une féminité noire d’origine afro-brésilienne.
Une poésie charnelle donc, pleine d’humidité, de ce que j’appelle personnellement les humeurs humides, en quoi se résume notre condition humaine. Oui, une poésie tournée vers le désir, vers le plaisir, vers l’assouvissement.
Ce matin, ma petite fille s’est levée
femme – ancienne gardienne du temps.
De moi elle a hérité le rubis,
semence rouge que le printemps,
saison femme, nous a accordé
De sa noire et petite fleur
coule un liquide rouge, vie fuyante qui coule.
De là peut jaillir un être,
miracle de quelque matin.
Le corps seul de la poétesse est un corps-pluriel, qui revêt divers symboles (féminité, désir, fécondité et en un sens un peu aussi l’angoisse et l’amour). Cette pluralité symbolique permet l’évocation d’un univers prolixe et touffu, plein de visions sensuelles, charnelles, tout autant que politique et historique, à cause des malversations du pouvoir contre les faibles…
Didier Ayres
Née en 1946 dans une favela de Belo Horizonte, Conceição Evaristo obtient un Doctorat en 2011. Romancière, elle a reçu plusieurs prix. Sa poésie est traduite ici pour la première fois en langue française.
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