Poèmes choisis, E. E. Cummings (par Nicolas Grenier)
Poèmes choisis, E. E. Cummings, Éditions Corti, juillet 2024, trad. anglais, Robert Davreu, 272 pages, 23 €
Edition: Editions José Corti
Extrême expérience : Cummings
Le poète américain E. E. Cummings imagine un style de poésie moderne. Fils aîné du révérend Edward Cummings, l’ancien élève de l’université de Harvard donne un souffle nouveau à la poésie romantique d’Henry Longfellow qui vivait à Cambridge, dans le Massachusetts, là où voit le jour Edward Estlin Cummings, le 14 octobre 1894. Même si le poète de la Côte Est prend racine dans les gratte-ciel de Manhattan, à Greenwich Village, il reste fidèle à la nature de son enfance, à Silver Lake, dans le New Hampshire. Depuis la tombe n°748, au cimetière de Forest Hills, à Boston, le poète de l’avant-garde américaine influence la poésie mondiale, et la musique contemporaine, de Morton Feldman à John Cage, jusqu’au XXIe siècle.
Dans la course au progrès, les arts, et par conséquent la poésie, doivent suivre la marche du monde économique, entre l’innovation et la révolution. En pleine révolution industrielle, toute sa poésie est un long flux, à la fois continu et discontinu. E. E. Cummings semble fabriquer une poésie sérielle, de façon industrielle. Dans son laboratoire central, il enregistre les oscillations poétiques de son cortex. Par cette extrême expérience de la poésie, le poète américain invente, face à sa machine à écrire, des règles typographiques qui deviennent sa marque de fabrique. Cette poésie américaine devient aléatoire, ondulatoire, jubilatoire. Dans cette logorrhée verbale, l’expérimentateur jongle avec les voyelles, les consonnes. Pour l’enfant de la bourgeoisie de la Nouvelle-Angleterre, le langage devient un terrain de jeu poétique. À travers ses télégrammes poétiques, son langage devient psychotique, dyslexique, mutique. Dans ce trouble du langage, il crée une nouvelle grammaire, une nouvelle syntaxe, une nouvelle linguistique. De l’Amérique à l’Europe, il explore la langue de la modernité, le murmure, le chant, le cri, car, avant la Première Guerre mondiale, il s’agit de déclarer la guerre aux mots.
Dans ses phrases minuscules, le poète avant-gardiste témoigne de sa vie textuelle et sexuelle, à travers une forme de poésie concrète. Par ses vers librement métaphysiques, il traite un sujet grave sur un ton léger, et le sujet léger sur un ton grave. Le monde selon E. E. Cummings est à la fois comique et tragique. Pour l’ancien étudiant de la fraternité Phi Beta Kappa, la tragédie du monde politique, économique, financier s’apparente à une comédie loufoque. Sarcastique ou satirique, sa poésie fait feu de la modernité. Face à la folie du monde, l’amour fou ou malheureux apparaît comme l’arme du Salut :
nous sommes l’un pour l’autre : alors
riez, vous renversant dans mes bras
car la vie n’est pas un paragraphe
et la mort je pense n’est pas une parenthèse
Complexe ou absurde, la poésie d’E. E. Cummings laisse perplexe, jusqu’à sa mort le 3 septembre 1962, à l’âge de soixante ans, au Memorial Hospital, à North Conway, dans le New Hampshire. Dans cette poésie illisible, le sens devient invisible. Elle confine à une forme de surréalisme, d’hermétisme, d’occultisme. Face à l’automatisation, la mécanisation, la standardisation du monde, l’Amerloque construit une philosophie de vie, dans un quatrain du recueil 95 poems, de 1958 :
Il y a du temps pour rire et du temps pour pleurer –
Pour l’espérance le désespoir la paix le regret
– un temps pour grandir et un temps pour mourir :
Une nuit pour le silence et un jour pour chanter
Nicolas Grenier
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