Poèmes chamaniques, Howard McCord (par Marc Wetzel)
Poèmes chamaniques, Éditions La Part Commune, Édition établie et présentée par Cécile A. Holdban et Thierry Gillyboeuf, juin 2021, 224 pages, 15 €
Ecrivain(s): Howard McCord« Les chiens aboient de peur
Devant le tonnerre et gémissent
Pour entrer.
C’est énorme dans leurs oreilles
Et ils ne savent pas
Ce qu’il mange ou tue.
Mais ça pourrait être des chiens » (p.184)
À bientôt 90 ans, le visage malicieux de Howard McCord hésite entre Habermas et Gregory Peck. Grand marcheur (mais pas devant l’éternel !), il avance partout où l’illusion veut bien reculer, ou même simplement n’a pas sa place. Et le vide qu’il aime se moque des mirages. Dans le désert, dit-il, où rien ne se propose de parasiter l’attention, un esprit saisit très vite que tout ce qui est distraction en lui prendra fin, et lui-même le premier, s’il n’est fait que d’elle. Une règle simple, alors : accepter, comme ils sont, tous les réveils !
« La lune à l’ouest qui appuie
sur mes paupières me réveille.
Le feu est éteint, le bol fendu,
les étoiles sont revenues
là où se dressait la lune » (p.95)
Un poète du désert, c’est assez paradoxal, parce que dans un désert, la parole n’est pas plus chez elle ni utile que le travail ou le droit (le travail, parce que rien n’y peut accommoder l’invivable ; le droit, parce qu’on n’y peut réclamer de personne qu’il respecte nos besoins ou acquiesce à nos fantaisies). Un désert rend la parole inopérante, parce qu’on ne trouve en lui ni les objets qualifiables, ni les correspondances mesurables, ni les propriétés fécondes dont se nourrit la parole, ou qu’elle fait vivre en retour. Et pourtant McCord est un poète du désert :
« Les pierres parlent avec les petites voix des insectes,
Tripes sèches qui se plaignent de la chaleur,
De la poussière et du pas de l’homme » (p.39)
Dans le désert, on ne peut guère que marcher ou contempler, et c’est exclusivement ce que fait McCord : il marche – mais sans danser, car la mise en espace cérémonieuse de son propre corps n’a pas de fonction en milieu très hostile ; il contemple – mais sans prier, car dans l’immensité homogène et stérile, on n’imagine pas en appeler à du surnaturel civilisé ou intéresser un témoin à notre désespoir. McCord est pourtant un drôle de derviche, qui danse et prie, non certes dans le monde (un soufi sur dune ou banquise serait le premier à rire de lui-même), mais en lui, plus exactement : dans la région de soi où la parole n’entre pas. Et qui, malgré de rares sourires culturels ici (Saint-Paul, Wittgenstein, Aragon…) semble extraordinairement douloureuse.
« La souffrance n’est pas une peau qu’on peut retirer
Ni une écorce protectrice qui préserve
Le dessous de tout mal :
C’est un os » (p.41),
mais
« Ce n’est pas possible d’y croire
Tant qu’on n’a pas pendu comme un renard séché
Sur la clôture de l’amour de quelqu’un » (p.44)
Une œuvre précédente de l’auteur présentait un tueur à gages méditatif, un assassin très correctement payé, ayant plein loisir de randonner entre deux contrats, qui disait n’avoir ni la naïveté (idéologique) du guerrier, ni l’omnipotence (illusoire) de Thanatos. Ici, malgré quelques blagues monstrueuses (« Personne n’a jamais tiré sur moi./Je n’en ai pas laissé l’occasion », p.58 ; « Trouve de la joie dans le désespoir/mais ne bois pas/avant d’avoir pris ton petit déjeuner », p.82 ; « L’époque n’est plus aux élégies (…) Peut-être en avons-nous trop tué/durant ce siècle pour qu’un mort de plus soit pris en compte », p.186 ; « Seule la faim nous a poussés à faire des prisonniers », p.191 ; « Mes mains sont comme un gaz/Capable d’étrangler un taureau », p.202), sa virtuosité (rêvée ?) dans le mal n’intéresse plus l’auteur, que l’âge d’arriver au néant calme :
« Nous n’avons rien gagné en te perdant (…)
Rien.
La mort n’apprend pas, elle ne fait que détruire.
Le temps ne guérit pas, il ne fait que suffoquer » (p.187)
Howard McCord (né en 1932) fut un jeune vétéran de la Guerre de Corée, qui y a, à l’évidence, rencontré ou su des choses qu’un pur universitaire (qu’il fut aussi par ailleurs) ne peut voir et assimiler sans se mentir. Mais le mensonge à soi n’est pas le fort de l’auteur : il observe cliniquement, profondément et sereinement (sans cesser de marcher, pour qu’au moins l’horreur qui passe se renouvelle) la terrible indifférence de l’activité du monde physique, non seulement à nous, mais d’abord et surtout à elle-même. Et la force de cet homme n’est pas du tout là pour dompter ce à quoi elle s’applique, mais pour deviner les forces, les pouvoirs d’être en présence, les courants incessants des autres centres de gravité. Poèmes chamaniques, oui, mais un chamanisme sans magie, une transmutation sans langage, un souci de faire souffler un bon petit vent dans ce qui nous est caché, mais sans se laisser aller jamais à des interventions cachées. Et peut-être même une méditation (être auprès de tout, singulièrement) sans pensée (être auprès de soi, universellement, comme disait Arendt) – une disponibilité sans spéculation, et en tout cas un très dérangeant mélange de Krishnamurti et de Jerzy Kosinski. Comme le dit en termes heideggériens le chroniqueur (et polémiste) Juan Asensio, McCord désire marcher aux confins de l’étant pour rejoindre l’être sans s’y enliser (car l’étant seul nous permettra de revenir de ce pour quoi on l’aura quitté !). Qu’éclaire donc pour nous une si curieuse et constante divagation ? Au moins ceci :
« Dans les situations les plus simples, un nombre infini de lois inconnues sont à l’œuvre », alors même que « Le silence et Dieu sont les produits du néant » (p.70).
Ce que semble nous faire saisir McCord, c’est au moins ceci : on n’a pas de réponse tant qu’on s’est pris pour la question, ou même seulement tant qu’on se croit, si peu que ce soit, soi-même pris dans la question. Mais ce n’est pas du tout ainsi, car le mystère avance, seul, devant nous. Dieu, aussi et d’abord, marche. Dieu bien placé pour saisir (leçon à méditer) que personne ne saurait lui dire pourquoi il le fait, s’il était assez naïf pour poser la question. McCord n’espère rien de Dieu parce qu’il croit que celui-ci n’a ni loisir ni besoin de regarder son sillage. Et notre poète est comme un athée ayant pour lui-même cette prestesse de l’Absolu : il ne faut pas laisser traîner dans le monde des choses ce qu’on a compris d’elles. Avoir saisi ce que veut chaque jour suffit :
« Il fait plus froid cet après-midi
qu’à l’aube.
C’est un jour
qui veut tuer (p.23).
McCord : esprit resté innocent dans la tragédie même qu’il généralise. « La forme d’art majeure est la mort. C’est tout. Aristote et Jérémie n’ont jamais été écoutés » (p.103). Mais pourquoi donc (p.68) cela ôterait-il au désir sa « douce haleine » ? « Je suis aussi inoffensif que la mort », conclut (p.15) sa liminaire auto-présentation.
McCord : esprit terrible pour celles ou ceux qui pensent oublier le leur :
« Tu rêves d’amants
Délicats.
Ce que je sais
De l’univers
Mettrait fin à tes espoirs » (p.203).
Mais esprit d’un miséricordieux humour, qui par exemple suggère la cécité immédiate de tout borgne intérieur en ces termes :
« L’œil était un métier
simple qui valait la peine.
Un seul suffit
pour le monde extérieur » (p.159)
(The eye was a simple trade, and worth it. One is enough for the outer world).
Marc Wetzel
Howard McCord est né en 1932, au Texas. Vétéran de la guerre de Corée, il est l’auteur de recueils de poésie et de récits distingués par plusieurs prix prestigieux aux États-Unis. Il a également parcouru à pied de nombreux pays. Il vit à Bowling Green, dans l’Ohio.
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