Pnine, Vladimir Nabokov (par Léon-Marc Levy)
Pnine, Vladimir Nabokov, Folio, traduit de l’américain par Michel Chrestien, 267 p.
Ecrivain(s): Vladimir Nabokov Edition: Folio (Gallimard)
Le professeur Pnine – professeur de russe expatrié en Amérique – est dans un train pour aller tenir conférence à un Club féminin dans une petite ville américaine. Il est guilleret, savoure sa nouvelle vie. Seulement « Ici il faut divulguer un secret. Le professeur Pnine s’était trompé de train ». Les deux premières pages de ce court roman campent le trait dominant – et hilarant – du personnage central : Pnine est un lunaire et, s’il est drôle, c’est bien sans le vouloir.
Quand Nabokov entreprend l’écriture de ce roman, on est en 1953. Il prépare la sortie, qu’il prévoit scandaleuse, de Lolita (qui ne paraîtra qu’en 1955). Nabokov veut de toute évidence créer un ouvrage léger, un personnage amusant, avant la noirceur torturée et obsessionnelle de Lolita et de Humbert Humbert, comme une sorte d’assurance contre la tempête annoncée. Un antidote préalable au brûlot à venir sans doute.
Jamais roman de Nabokov n’a autant été noué à un seul personnage (le titre d’ailleurs annonce la couleur). L’erreur de train n’est que le début d’une série d’histoires qui vont construire un bonhomme certes maladroit et hilarant mais aussi un être un peu perdu dans son déracinement en Amérique, cherchant désespérément à produire de nouvelles racines dans ce nouveau lieu, à commencer par apprendre la langue qui lui résiste totalement, l’emberlificotant dans solécismes et barbarismes permanents à son grand dam (et à celui de ses étudiants). La structure du roman est donc d’une simplicité absolue : des anecdotes de la vie erratique de Pnine, dont la plupart nous amusent beaucoup.
Est-ce un roman ou un recueil de courtes nouvelles ? L’arc narratif continu que les histoires dessinent entre elles est une réponse parfaite : Nabokov raconte de manière poignante la quête de Pnine, pour se trouver un nouveau foyer, une nouvelle identité dans Waindell. Nabokov a souligné lui-même la clé de son ouvrage :
« Dans Pnine, j’ai créé un personnage entièrement nouveau, qui n’est jamais apparu dans aucun autre livre. Homme d’un grand courage moral, homme pur, érudit et ami fidèle, sage, fidèle à un seul amour, jamais il ne quitte sa haute moralité, son intégrité. Mais handicapé et coincé dans son incapacité à apprendre une langue, il peut sembler être un personnage léger pour le lecteur moyen ».
Si Pnine est touchant – et il l’est beaucoup –, il n’est cependant pas un personnage tragique, loin s’en faut. Nous suivons ses mésaventures avec une grande sympathie mais sans inquiétude pour le personnage, qui semble exposé aux petits malheurs mais jamais aux grands. Si bien que la dimension comique l’emporte largement, à commencer par l’aspect physique : petit bonhomme assez biscornu, au torse qui se rétrécit pitoyablement dans « une paire de jambes épineuses… et frêles, des pieds presque féminins ». Ce corps improbable semble une métaphore du personnage et des situations invraisemblables dans lesquelles il se trouve régulièrement par une erreur de compréhension ou de jugement.
Pnine est-il Nabokov, au moins partiellement ? La réponse est oui, sans ambiguïté : le statut, la situation du personnage fictif est proche de celle de Nabokov, professeur à l’université de Cornell (état de New York) reconnaissable dans Waindell College du roman. Autre point de convergence, le style des conférences de Nabokov – lire à partir d’un texte soigneusement écrit et faire peu ou pas de contact visuel avec son public, comme le fait Pnine. Nabokov aussi était capable d’« absences », et à une occasion restée célèbre il commença à donner un cours à la mauvaise classe jusqu’à ce qu’il ait été secouru par un étudiant qui l’avait vu entrer dans la mauvaise salle de conférence. (Il traita l’erreur de manière plus élégante que Pnine aurait pu le faire, en disant avant de quitter la salle, « Vous venez de voir l’intérêt de la littérature. Si cela vous intéresse, vous pouvez vous inscrire l’automne prochain ».
Pnine partage par ailleurs plusieurs des préjugés intellectuels de son créateur – contre Freud et la psychothérapie, par exemple. Mais ce qui lie le plus fortement Nabokov à Pnine, c’est qu’ils sont tous deux exilés avec des souvenirs douloureusement nostalgiques de la Russie pré-révolutionnaire et une haine et un mépris absolus pour le régime communiste qui les a privés de leur terre de naissance. La douleur de la perte palpite sous la surface comique de ces histoires et saisit parfois Pnine avec l’intensité d’une crise cardiaque.
Pnine est Nabokov comme il aurait pu l’être dans son exil américain, s’il n’avait pas possédé une maîtrise parfaite de la langue anglaise, une épouse aimante et aidante, et la ressource de la créativité littéraire – une figure pittoresque, excentrique, plutôt triste, condamné à ne jamais comprendre pleinement la société dans laquelle il se trouve. Pnine, en bref, est un composite d’observation, d’introspection et d’invention, comme la plupart des personnages de fiction.
Roman de caractère, roman de campus, ouvrage épiphanique, métafiction postmoderniste – Pnine contient des éléments de tous ces sous-genres fictionnels, mais finalement il est sui generis, unique et intrinsèquement nabokovien, avec des passerelles avec ses autres œuvres sans être exactement comme aucune d’entre elles (en particulier Feu Pâle, où Pnine réapparaît, joyeusement installé dans un poste de professeur titulaire au Wordsmith College).
Pnine, malgré sa brièveté, est au cœur de l’œuvre de Vladimir Nabokov.
Léon-Marc Levy
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