Piranhas, Roberto Saviano (par Philippe Leuckx)
Piranhas, octobre 2018, trad. italien Vincent Raynaud, 368 pages, 22 €
Ecrivain(s): Roberto Saviano Edition: Gallimard
Le titre original, sans doute plus complexe et évocateur, La Paranza dei Bambini, évoque tout à la fois un terme de pêche, puisque la « paranza » est cette pinasse ou embarcation de pêche, dite aussi balancelle, un vocable culinaire, le fruit de la paranza, et aussi le symbole d’un groupe qui tire sens et profit de l’ensemble de ses membres. Les enfants ou adolescents du livre forment, il est vrai, proche de la « mer qui baigne Naples » comme dirait Ortese, un réseau mafieux avec scooters, armes, planque, codes, chef, tabous et interdits, sang de frères partagé, etc.
Quand de jeunes recrues napolitaines se mettent à mimer les parrains de la camorra, comme les séquences époustouflantes de Gomorra dans Scampia (un des quartiers du nord de Naples, proche de Secondigliano) ont pu nous le montrer dès 2006, entre les mains d’adultes. Ici, fléchissement notable, c’est du côté des très jeunes que les méfaits se passent, dans une extrême violence aussi.
Audace, témérité sans garde-fous, décadence complète des références, déification de l’argent : tout est mis en place pour faire de ce Naples la gangue idéale du mal. Ce ne sont plus de petites frappes ni dealers à la bonne, ce sont des tueurs, aux codes déboussolés. Nicolas et ses amis de la « paranza » qu’ils mettent en place, aux sobriquets chantants, Briato, Tucano (toucan), Drone, Biscottino, etc., reproduisent à l’identique les méfaits de leurs aînés, avec une pincée de naïveté, un total rejet de références morales, dans l’indigne et impure lignée des tueurs sans états d’âme. Napoli se prête à ce jeu où la mort sans cesse est épelée, et le lecteur, au fil du récit rapide, plein de dialogues, de courses effrénées dans une ville mortifère, est sans cesse happé par les germes de l’horreur : qu’un enfant de douze ans ou un pré-adulte de 18 peut commettre. Ce que Saviano consigne là, dans le droit fil de ses cinq livres documentaires, découvre une violence extrême des gangs, des vieux et des jeunes chefs, parrains emprisonnés ou cloîtrés, chefs de quartiers qui se disputent le « deal » des cokes ; l’omerta généralisée, les intimidations et autres rackets composent le tableau noir, glauque et hallucinant de réalisme d’une Naples pourrie, où le règne de la camorra commence à s’infléchir vers les adolescents nourris aux jeux électroniques d’une indéfendable violence.
C’est aussi un vertigineux fossé qui sépare les parents et ces enfants délinquants, meurtriers : plus de code sentimental mais un mensonge total. Les mères et pères les croient à l’école ou chez des amis, ils sont en train d’assassiner en pleine rue, pour s’exercer, des « michokos », des pauvres noirs dans leur langage fleuri. Le leader du groupe, Nicolas, Maharaja, parle, à hauteur d’homme, avec les pires parrains, L’Archange et Rohypnol, qui se partagent les zones de marchés. Le jeune âge a laissé tomber les peurs ancestrales et c’est avec une fougue inouïe qu’ils sèment « la tempête », troisième volet d’un livre effrayant. Que l’on se souvienne d’une « punition » exigée par Nicolas pour soumettre un de la paranza, offrir sa jeune sœur comme proie sexuelle du groupe. On manie la kalach’ comme on décapsule un coca. Ou ces « explosions » de pétards pour l’anniversaire des quatre-vingt-dix ans d’une Napolitaine au milieu des tirs. La paranza offre des cadeaux empoisonnés et sans cesse menace, joue d’une peur terrifiante à l’égard des faibles. Saviano pointe là, d’un doigt presque impuissant, les dérives horribles d’une société où l’arme devient un signe puissant de la virilité et des gangs fondateurs. Les « Piranhas » ne sont pas près de lâcher une ville qui vit d’économie souterraine ni de comprendre l’engrenage infernal de populations soumises, abêties, sans aucune référence salutaire.
Le roman prend souvent l’allure d’un road-movie frénétique dans une ville dont jamais on ne vante la beauté, sauf dans l’épilogue dont je ne peux décemment révéler la teneur. Sinon, la ville est laide, les quartiers abandonnés à leur propre sort, pleine de violences, de choses qu’on se cache, et pleine de trahisons et de vengeances. Quel monde nous prépare-t-on ?
À moins de quarante ans, coupé du monde vivant, puisque toujours encadré d’une cellule de protection, Roberto Saviano signe là un livre apocalyptique sur le non devenir de nos sociétés gangrenées par l’argent, la mafia et l’économie mortifère. Et s’il fallait vraiment essayer de trouver un peu d’air frais, peut-être viendrait-il des filles, des femmes : une mère qui coud ; une amie sans cesse coupée des activités de son mafieux d’ami… une sœur prête à se livrer pour sauver la réputation de son couillon de frère.
La langue du livre, toute nourrie du dialecte et des codes linguistiques d’une jeunesse mésinstruite qui répète à l’envi les mêmes 300 mots usuels et argotiques, concède, au-delà des thèmes, un pittoresque vénéneux, disons, de cloaque ouvert.
Philippe Leuckx
- Vu : 1674