Pierre, Christian Bobin (par Sandrine Ferron-Veillard)
Pierre, octobre 2019, 96 pages, 14 €
Ecrivain(s): Christian Bobin Edition: Gallimard
Une virgule est inévitablement collée au dernier signe du mot qui la précède, créant un espace-mot, sécable ou non sécable, c’est selon.
« Pierre, », c’est d’abord une virgule. Incisive, précise. Une mobilité de pensée. Une expérience de création. Deux expériences de création réunies. « Pierre, », ce sont tous les mots que l’on peut écrire, seulement après une virgule, les mots dédiés à un ami, tous les mots qui traduisent le lien, trahissent l’absence, transmettent l’amour.
On se souvient alors d’exemples éloquents d’amitié, entre Deleuze et Bacon, Foucault et Magritte, Mallarmé et Manet, Badiou et Soulages. Ici, Bobin et Pierre.
« Je cherche le surgissement d’une présence, l’excès du réel qui ruine toutes les définitions ».
Lire Pierre, c’est vouloir outrepasser, traverser et passer au travers. Pour rester au présent et en présence de sa vérité. L’écrivain-poète voit le monde en présence, le pense au présent. Transformant la lumière en matière vivante, il déploie son albédo. La vérité d’une œuvre d’art ne dépend donc pas du sens qu’elle produit mais de son lien, du dialogue entre sa singularité et son universalité. Sa multiplicité, et celle de Soulages plus particulièrement, réinterroge le réel indéfiniment et l’amplifie. L’œuvre en noir, ingénieuse et sobre, dépasse précisément la monochromie du noir, et sa monotonie. La monochromie du mot.
On choisit de lire tel ou tel. Par inadvertance parfois, par intérêt, par amour surtout. Pour renouveler l’étonnement. Écouter une voix. Celle de l’auteur d’une part, chacun de ses souffles posés à la virgule près, celle du peintre en fond, ou derrière. Derrière la lumière. Les mots et leurs lumières et la place qu’ils libèrent.
Une rencontre entre deux émerveillements.
Les tableaux de Soulages « ne font pas la manche (…) ils n’ont pas besoin de notre secours pour exister ». Vides, ils sont pleinement habitables. Soulages creuse la lumière, sarcle la nuance, laboure la substance, jamais ne se l’approprie. La lumière.
Elle jaillit de la toile même, au-dessus, en dessous, derrière mais jamais rivée à son cadre. De cadre ou de contexte, elle s’en extraie, elle s’en dégage, s’en affranchit.
Là, en ce point précis, l’écrivain et le peintre s’unissent. Être dans le réel, pour les réels, en leurs présences, être en présence de ses infinis possibles.
« Créer, c’est tout faire pour sentir encore et encore cette brise parfumée de l’invisible à nos tempes, cette proximité d’une fraîcheur surnaturelle ».
Divergence entre contexte et réel, Soulages n’est pas moderne, n’est pas son art. Pierre est assurément contemporain. Sa signature est au dos, elle est derrière. Sa prouesse est d’avoir su développer les possibles de la couleur noir, couleur par vibration, d’avoir étiré ses dynamiques, son caractère ; d’avoir maintenu son geste au-dessus, son corps en-dedans.
À l’instar du poète-écrivain. Le mot en noir, le caractère, sont vibration.
Pierre, et Christian. Au-delà des courants ou des écoles, leurs corps et leurs expériences se mélangent, se partagent, s’agglomèrent. Couleurs rythmées et gestes de matières. Les mêmes volontés de manier le réel et de le mettre en mouvement, au-delà de lui-même, de l’extraire puis de le rendre à la matière. Au fond ce qui les différencie, c’est l’espace de travail. La posture assise ou debout. L’atelier pour le peintre, bien sûr. Pour celui qui donne le mot au monde, l’atelier de l’écrivain-poète est ici le train. Le livre-train. L’artère du déplacement ou le fil rouge, celui qui jadis reliait les pages d’un livre.
Les dates.
Comme autant de marqueurs de l’invisible, où quand toute une vie participe à l’élaboration, où chaque détail, chaque blessure, chaque pas dans la neige s’effacera pour ne maintenir que le poids de l’empreinte. Pour cent ans et davantage. Nul deuil. L’œuvre morte n’est point, tant qu’un œil s’y déplace, une âme s’y repose. Voir le noir, le mot écrit en noir, et se mobiliser devant, tout entier, dedans. L’œil met à distance tandis que les autres sens abolissent la frontière entre soi et l’œuvre. C’est donc à l’œil d’y instaurer sa propre distance, de s’y installer, d’y engager sa propre performance. Pour y entrer par le seul train visuel.
Un dépassement.
Ces quatre-vingt-seize pages sont un immense cri d’amour, écrit un soir d’anniversaire. Le 24 décembre 2018. Et nul acte créatif n’existerait sans cela. Une date et un dépassement.
« Le peigne de l’arrêt crisse dans l’air noir ».
Le train, au-dessus d’une ligne de pierre, fissure l’air, fragmente les corps. Le train-lumière. Les outremots de l’auteur-poète-écrivain. Il se moque des plasmas eucharistiques, il se moque et il s’attache. Le cœur-judas. Les mots cœur-mort-dieu-amour, d’autres mots aussi comme autant « de feux pour éloigner les loups ». L’auteur devient alors le peintre et le peintre le modèle. Ensemble mais pas en même temps. Tous les deux résistent aux accrochages, aux tables-murs, aux expositions lorsque les œuvres remontent trop vite à la surface, leur siccité menacée.
Christian et Pierre.
Et la nuit du livre, la nuit du poète-écrivain parti dans l’instant, presque sans bagages, nul besoin pour rejoindre l’ami ou le surprendre. La nuit-train, la nuit-anniversaire, la nuit-lecture, la nuit-sépulture, la nuit livre. Des silhouettes. Qui toutes ne forment qu’un seul voyage, un seul visage. On se prend à noter des bouts de phrases, à attraper des bouts d’étoiles, des bouts de branches contre les vitres, pour les écrire ailleurs. Des pans entiers de mots que l’on greffe en soi. Et toute une nuit devient livre, adamantine, se fait toile.
Un éclat de mer sur la surface de la lune.
Pourtant. Le livre terminé, on se surprend à le relire. Non pas le relire mais l’observer comme on le ferait, n’est-ce pas, assis devant un tableau. Attendre. Pour essayer de comprendre, ou d’apercevoir, pour essayer d’attraper justement quelque chose, l’inédit ou le mystère, on ne sait pas trop quoi. Pour s’y perdre.
Néanmoins.
On regrette d’arriver si vite à destination.
On peut aimer un être et ne pas tout aimer de lui et c’est peut-être cela, l’amour pris dans son réel. Aimer Pierre, aimer moins certains Soulages. Aimer Christian Bobin et regretter que ce livre soit moins. Moins quoi ?
On regrette de ne conserver qu’un souvenir diffus du livre. Tel un rêve qui déjà s’effiloche au contact de l’aube, se dissout dès lors que l’on tente de l’écrire. Remonter à la surface. On craint alors pour l’intégrité de l’œuvre.
On, pronom indéfini, du latin homo, homme. Désigne d’une manière vague une ou plusieurs personnes, représente tant le féminin que le masculin.
Rassurons-nous. Le réel appellera toujours les artistes à se trans-porter, à se trans-former, à se multiplier ; à multiplier leurs failles pour mieux laisser passer la lumière… (hommage rendu à Léonard Cohen)
Alors restons à l’affût.
Sandrine Ferron-Veillard
Rendons à l’auteur ce qui lui appartient : « Il n’y a rien à dire de Christian Bobin sinon qu’il écrit. Parce que c’est inutile, comme l’amour, le jeu, comme l’enfance. Parce que rien n’est utile. Comme l’amour, le jeu, comme l’enfance. C’est une histoire qui a commencé en 1951 et qui se terminera on ne sait quand ». Poursuivre avec Dialogue avec Alain Badiou sur l’Art et sur Soulages, éditions Cercle d’Art, 2019
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