Photos-impressions, Daniel Grojnowski, éd. Obsidiane
Photos-impressions, Daniel Grojnowski, éd. Obsidiane, col. Le legs prosodique, novembre 2014, 694 pages, 14 €
La réalité, le rêve, le poème
Puis-je donner sincèrement mon sentiment de hantise du livre de Daniel Grojnowski, sentiment que j’associe à la description de 102 rêves à quoi se livre le poète dans ce livre – description faite sous forme de dizains en vers libres et sans ponctuation, pour mieux rendre le caractère fluide des rêves en question – sincèrement donc, car c’est une impression personnelle et un peu intime. Je dis hantise car avec la lecture de cet ouvrage, j’ai repassé les images et certaines situations qui ont hanté mon travail d’analyse, il y a vingt ans. J’ai repris là mes rêves, mes labyrinthes, mes voitures et mes objets égarés, mes diplômes qu’il fallait repasser, des visions. Et si le projet du livre tenait simplement à cet effet, il serait déjà réussi.
Car, les images et le background des poèmes semblent issus du répertoire surréaliste, dans le sens noble du terme. Il y a parfois du burlesque ou du tragique qui se côtoient, une sorte de loi de cadavre exquis, de collage. C’est un peu maniériste, et là encore du bon côté de l’activité d’écrire à la manière des surréalistes. C’est en tout cas ce que l’on perçoit depuis les tentatives du livre imprimé qui d’ailleurs se conjugue avec des photographies insensées, fortes et capiteuses. On rencontre donc là, un peu à la manière de Lautréamont, non pas des parapluies et des machines à coudre, mais des références très nettes au monde du cinéma, Hitchcock, Bergman – et ses Fraises sauvages –, ou encore à la peinture, Boccioni ou Severini, références qui permettent une intellection poétique du corpus de l’ouvrage – on voit là qu’il n’y a pas que du « surréalisme ».
Je crois d’ailleurs que l’on échappe à cette manière, au surréalisme historique si je puis dire, parce que Daniel Grojnowski mêle à sa poésie, du réel, de l’état de veille et des correspondances rêvées, image/son, image/odeur, par exemple, qui fabriquent un aspect incertain à la prosodie et qui confinent au poétique. Cette tentative de rêve que l’auteur appelle « photos-impressions » se décline autour de « visions » qui ne sont pas sans rappeler L’âge d’or ou Le charme discret de la bourgeoisie de Buñuel, visions sorties peut-être du théâtre de Kantor, ou des travaux de Duane Hanson. Tout cela fait un patchwork d’images et de références, et même si le principe de cette tentative paraît systématique, rêves qui se déclinent comme dans Pérec, impressions profondes de la mémoire et du temps, c’est sans doute ainsi que les poèmes réfléchissent en eux-mêmes leur propre dissertation, leur intellection comme sujet de langage :
Un mot s’est introduit en douce
il rampe dans un recoin poussiéreux
un drôle de mot dans lequel s’en em-
boîtent quelques autres à la manière
des poupées russes Tous s’agrègent
puis ils s’égrènent en chapelets en litanies
en échos en répons Je les profère malgré moi
Ils m’emplissent si bien que leurs floraisons
prononcent toutes sortes de jugements et
d’images qui défilent au pas cadencé
ou encore la section 59 :
Les corps se côtoient dans l’anonymat Pris dans
les néons ils tremblent avec la rame
Le soir venu les wagons vidangent la ville
Serrés au plus près ces êtres ne portent pas
de noms mais des odeurs de peau de cuir chevelu
de parfums aux essences mêlées Ils portent
aussi des costumes leurs âges des désirs qu’allument
des regards insistants Seule une main hâtive
contre une hanche s’obstine – provoque
la chaleur d’un feu de joie fugace
Poèmes, donc, qui réactivent la vieille question qui anime l’épistémologie des sciences humaines, question sans réponse, ou bien faite de deux grandes acceptions : soit le langage précède l’idée, soit l’idée et le langage font tout-un dans la chose. Personne n’est sorti de ce dilemme. Ainsi, le poème est-il un tout-ensemble du rêve et de la réalité ? Une idée-image qui précède le songe ? Ou la chose à part entière ? Pour preuve, cette citation de Grojnowski : « J’y entre comme dans un gant de peau ». Le poème invagine-t-il le rêve ? La réalité est-elle simplement liée à la proposition langagière ? Le poète, seul, pourrait-il peut-être nous répondre.
Je sors donc, avec ce recueil, d’une sorte de récit éveillé, porté tout autant par la richesse du rêve – et de mes propres songes en forme de hantise – de récits qui me permettent de traverser le monde tel qu’il est, simplement mû par le chariot poétique, le char magnifique de la poésie onirique, et transporté du monde réel par une prosodie éclatante et brillante – lumière du monde onirique – vers un univers cohérent et intime, propre à saisir en soi-même le part de merveilleux et d’étrange qui réside en chacun.
Didier Ayres
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