Photographies à l'Atelier Contemporain (par Charles Duttine)
Edition: L'Atelier Contemporain
![Photographies à l'Atelier Contemporain (par Charles Duttine)](http://www.lacauselitteraire.fr/cache/com_zoo/images/arton498_bb0b983cc38611b8626789d0275719ea.jpg)
Hivernies, Patrick Bogner, L’Atelier contemporain, décembre 2024, 144 pages, 30 €
Les Oubliées, Stéphane Spach, Gilles Clément, L’Atelier contemporain, décembre 2024, 64 pages, 25 €
Le noir et blanc et son esthétique éloquente
On ne dira jamais assez le charme des photographies en noir et blanc. Dans ces images, il y a une force, une densité et une profondeur extraordinaires. Est-ce parce que l’œil ne se laisse pas distraire par les couleurs ? Ou bien est-ce que ce choix photographique contribue à épurer le sujet ? On a l’impression que de telles photographies font ressortir avec intensité le volume, les formes et le contraste des choses entre elles. On dira volontiers que le noir et blanc donne du relief, de la couleur au sujet photographié. C’est à ce genre de réflexion que l’on est conduit en ayant entre les mains deux ouvrages publiés par les éditions L’Atelier contemporain, Hivernies, de Pascal Bogner, et Les oubliées, de Stéphane Spach, ces deux albums, chacun à leur manière, sublimant l’art de la photographie en noir et blanc.
Hivernies dont le terme est vraisemblablement emprunté au géographe québécois Hamelin, ce sont les territoires de l’hiver, ces paysages de l’Arctique que Pascal Bogner affectionne de photographier. Cet ouvrage fait d’ailleurs suite à un précédent album, Erdgeist, dont le projet était également de saisir les terres septentrionales et leurs espaces enneigés, hostiles, sans la moindre présence humaine. Des lieux austères, à la dimension spectrale sans aucun doute, mais qui incitent à la contemplation et à la méditation. Ce sont des espaces où « le cri éperdu du silence dure des siècles » pour reprendre une expression de Henri Michaux, ou encore y règnent les « grandes odes du silence » selon les mots de Saint John Perse. Ce silence, Pascal Bogner l’interroge. Dans le dialogue avec le philosophe Daniel Payot qui assure également une préface éclairante à cet ouvrage, il dit à ce propos : « Dans cette étendue blanche, la nature me parle… En ce sanctuaire blanc, le silence vise tout sauf le muet, il devient d’ailleurs presque visible… l’indicible n’est pas forcément incommunicable ».
A contempler les photographies de Pascal Bogner, devant ces paysages de glace, ces pics enneigés et ces lacs gelés à perte de vue, on ressent plusieurs impressions. Tout d’abord, on éprouve de l’humilité. L’arrogance humaine demande à être abandonnée devant cette toute puissance de la nature, ce réel si dense, dur et âpre. Contempler ces photographies conduit alors vers une éthique de la retenue et de la modestie. A fréquenter de tels lieux, on y apprend également d’autres vertus comme la disponibilité, une capacité à ressentir, regarder, paradoxalement « écouter » nous dit l’auteur, bref une sorte d’ascèse… Cela dit, on se sent également exaltés. Devant ces spectacles naturels, terrifiants et démesurément grandioses, c’est l’expression du sublime qui nous étreint, le « sublime », cette catégorie esthétique, proprement romantique, qui décrit notre état d’âme devant l’horreur. D’ailleurs, Pascal Bogner revendique la référence romantique. Il dit tout ce qu’il doit dans la perception des paysages à Caspar David Friedrich, Hölderlin et Novalis qu’il considère comme des « guides fraternels ».
Le second ouvrage Les Oubliées propose des photographies de Stéphane Spach accompagnées d’un texte du paysagiste Gilles Clément. C’est une sorte d’herbier en noir et blanc que l’on parcourt dans cet album, consacré aux plantes modestes, celles qu’on rencontre sur les bords des chemins ou entre quelques pavés, ou parfois dans un pré « vénéneux ». Des « herbes folles » pour reprendre une expression qui invite à la rêverie, des plantes simples, humbles, trop souvent laissées de côté… « oubliées ». Gilles Clément nous invite à « régler notre regard » sur ces petites choses, nous assurant qu’un « autre monde » vient à nous, « un autre langage, d’autres lumières, d’autres formes ».
Ce regard, Stéphane Spach l’adopte volontiers. Lui qui est amateur de « curiosités » naturelles, il s’attache au moindre détail d’une plante, il nous dit la finesse d’une tige ou encore la complexité d’une terminaison végétale et l’élasticité de leur texture. Ces « oubliées » qui sont saisies sur un fond blanc presque éblouissant semblent posséder comme une architecture très élaborée. On se plaît à contempler leurs ramifications compliquées, leurs lignes épurées ou bien leurs rameaux torsadés. Devant la variété de ces « machines vivantes » pour reprendre une expression de J. J. Rousseau, notre propension pour le rêve et notre goût pour la fantaisie se voient comme réveillés, loin de l’engourdissement du quotidien. C’est à une sorte de « complexe » de l’enracinement, au sens bachelardien du terme, que ce livre nous conduit. Toutes ces tiges, ces branchages, ces feuilles renvoient à la terre comme élément fondamental, relation primordiale trop souvent mise de côté dans le monde qui est le nôtre. Et tout cela se voit magnifié par le choix du noir et blanc, nuances fondamentales, s’il en est.
On ne dira donc jamais assez la beauté lumineuse, forte et surtout essentielle des photographies en noir et blanc, l’éloquence qui leur est propre et qui vient comme laver notre œil.
Charles Duttine
Patrick Bogner, photographe indépendant depuis 1982, vit et travaille à Strasbourg. Ses thèmes de prédilection s’articulent autour de l’Ailleurs, cet autre lieu qui ne serait pas un lointain, mais l’envers d’un lieu, un ailleurs qui aurait besoin de la photographie pour s’incarner. Il arpente les terres nordiques après avoir, vingt années durant, foulé les terres reculées d’Amérique latine. Il explore, dès 2015, la thématique du Sublime, du silence et de la « tragédie du paysage », chère aux premiers romantiques allemands, ceux du cercle d’Iéna.
L’univers de Stéphane Spach, empreint de mélancolie, le conduit à photographier la nature. Tant avec des paysages, apparemment pauvres, qu’avec des vanités réalisées en atelier, il crée des ambiances théâtrales où la lumière, comme une obsession, constitue le matériau principal. Ses images, narratives, nous immergent dans un univers qui nous interroge sur le familier et l’étrange. Il a souvent recours à la série pour réaliser un travail parfois proche de la photographie documentaire, lui permettant ainsi d’interroger le monde.
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