Philosophie féline, Les Chats et le sens de l’existence, John Gray (par Didier Smal)
Philosophie féline, Les Chats et le sens de l’existence, John Gray, Rivages Poche Petite Bibliothèque, mai 2024, trad. anglais USA, Fanny Quément, 128 pages, 8,80 €
Edition: Rivages poche
« Les chats sont heureux en étant eux-mêmes, tandis que les humains essaient d’être heureux en s’échappant d’eux-mêmes ». À partir de ce simple constat, John Gray propose un bref essai non dénué d’humour et de légèreté qu’on pourrait qualifier de traité d’anti-philosophie. En effet, quatre des cinq chapitres de Philosophie féline, à partir d’une observation relative au chat, sa façon d’être au monde, se transforment en critiques plutôt fines des courants centraux de la pensée occidentale, quelques rares penseurs (dont Montaigne et Spinoza) semblant trouver grâce aux yeux de Gray. Ainsi, dans le chapitre intitulé Pourquoi les chats n’ont aucun mal à être heureux, dont est extraite la phrase ci-dessus, l’auteur évoque la façon dont les philosophes ont traité du bonheur, montrant la limite effective de leur réflexion, celle de Marc Aurèle par exemple :
« Pour Marc Aurèle, la raison requiert une abdication volontaire de la volonté. Il en résulte une funèbre célébration de l’endurance et de la résignation. Le philosophe-empereur rêverait d’être une statue figée dans le silence d’un mausolée romain. Mais la vie le ramène à la réalité, l’obligeant à reprendre tout le tissage de son voile philosophique ».
L’expression « voile philosophique » est consolatrice : quiconque, en quête d’une vérité existentielle applicable à la vraie vie, s’est penché sur l’œuvre des épicuriens et des stoïciens n’a pu qu’éprouver le même agacement face à une pensée détachée du réel et ses contingences. Quant au doute méthodologique de Descartes…
Un peu plus loin, n’oubliant pas le chat, Gray montre l’opposition entre Pascal et Montaigne quant au divertissement, et conclut :
« En matière de divertissement, l’homme et le chat sont comme le jour et la nuit. Ne s’étant fait aucune image d’eux-mêmes, les chats n’ont pas besoin de se divertir pour oublier qu’un jour leur existence prendra fin. En conséquence, ils vivent sans jamais craindre que le temps passe trop vite ou trop lentement ».
Pour autant, et bien qu’il propose en fin du sixième chapitre du présent essai, Les chats et le sens de l’existence, une philosophie basée sur « Dix astuces félines pour vivre bien », Gray ne commet pas l’erreur des philosophes qu’il critique en cherchant à imposer un système invivable, puisqu’il conclut sur ce dixième commandement : « Si vous ne pouvez pas vous faire à la vie de chat, regagnez sans regret le monde humain du divertissement ». Car il est vrai que nous sommes des êtres de culture, j’entends par là d’une façon d’envisager le monde, le relationnel humain ou notre vie héritée d’une longue habitude liée à la société dans laquelle nous vivons, chrétienne en diable, si je puis me permettre, mais aussi des êtres sociaux, au contraire des félins, au lion près, et que vivre comme un chat est difficile – mais on peut s’inspirer de l’« orgueil de la maison » célébré par Baudelaire.
Pour autant, tant par sa critique de la philosophie en tant qu’elle est souvent inadéquate à l’être humain en pratique, que par la réflexion féline qu’il propose, cet essai, s’il est pris comme un exercice de style amusant et profond à la fois, gagne à être lu. Avec pour seul bémol un quatrième chapitre, Amour humain et amour félin, basé uniquement sur le commentaire d’œuvres de fiction, un rien poussif, malgré l’un ou l’autre, qui éclaire de sagacité, dont cette formule qui demande réflexion : « selon cette analyse proustienne [celle proposée par Germaine Brée], l’amour humain est plus mécanique que l’accouplement des bêtes. En amour plus qu’en tout autre domaine, l’aveuglement régit nos comportements. À l’inverse, quand un chat éprouve de l’amour, ce n’est pas pour se mentir. Les chats sont peut-être égoïstes, mais ils ne sont pas sujets à la vanité, du moins en comparaison des humains ». Oui, aimer comme un chat, se sentir en somme félin pour l’autre. Nul doute que Baudelaire, Brassens ou Colette, entre autres amoureux des « amis de la science et de la volupté », auraient apprécié.
Didier Smal
John Gray (1948) est un philosophe et auteur anglais.
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