Philosophie du vendredi sans fin, par Kamel Daoud
Tous les Arabes sont avalés par une seule baleine gigantesque, à leur naissance, un par un, les mains derrière le dos, le prénom entre les dents. Une baleine géante qui se promène dans l’Océan de l’existence actuelle et où ils tournent en boucle, marchant les uns sur les autres, en collant parfois l’oreille à la paroi stomacale, pour les meilleurs de leurs astronautes, ou en expliquant le monde à partir d’un gargouillis de cétacé, pour les plus idiots.
Et dans ce ventre tragique, il est obligatoire pour chacun de revivre l’aventure étrange de Younès, le prophète sorti vivant du ventre de son propre monstre intime, et connaître le même sort de l’homme assis, nu, sous un arbre étranger, tremblant de fragilité, levant les yeux pour une fois non pas sur l’obscurité de l’estomac animal, mais vers la vraie voûte étoilée. S’interrogeant rarement de façon correcte sur le mystère de la vie dans lequel nous n’avons encore envoyé ni cosmonaute ni satellite de communication. Seulement des prières et des comités pour surveiller le croissant des lunes les veilles du ramadan.
Pourquoi ? Parce que c’est notre condition : nous n’avons pas encore tranché sur le sens du Monde qui nous dépasse, ni sur notre mission entre l’aube et la fatigue. Selon notre Livre Unique, Dieu nous a créés héritiers et intermédiaires de son règne : nous nous sommes donc déclarés Serviteurs alors parce que cela accommode mieux nos démissions.
Tu sais, mon cher De Gaulle, mes ancêtres aimaient raconter l’Histoire sur le mode de « l’heure du monde ». C’est-à-dire en commençant par Allah et Adam et Eve (après son forfait) et jusqu’au moment même où ils s’étiraient le dos après un très long effort de rédaction, penchés sur les papyrus. C’était autrefois. Aujourd’hui l’Histoire n’est même plus racontée, seulement regardée comme une caravane qui passe : le monde ne parle même plus arabe, il parle à d’autres.
Ce que je fais dans ce milliard de croyants qui tournent sans fin autour d’eux-mêmes ? J’essaye de me dégager en ouvrant mes yeux sur ma condition. Souvent, il m’arrive de regarder les miens comme les regarda peut-être le Prophète en les comparant au reste du monde durant ses voyages de marchand ébaubi : avec colère, frustration, lassitude, mépris et amour violent. De quoi vous pousser à provoquer une révolution pour les réveiller, les aligner en rangs serrés et leur faire quitter l’ombre de la chamelle pour les palais du Shâm et les vergers de Lilya, l’antique El-Qods.
On dit souvent que le destin est écrit dans le ciel. C’est vrai, mais, fait curieux, on ne peut le lire qu’avec les mains et l’effort, braille terrible pour aveugles de naissance. Et que j’aime cette idée qui me redonne ma chance, comme si notre histoire recommençait à un âge où elle n’avait pas besoin de prières et d’ablutions.
Kamel Daoud
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