Philippe-Auguste, Le bâtisseur de royaume, Bruno Galland
Philippe-Auguste, Le bâtisseur de royaume, 240 pages, 9,90 €
Ecrivain(s): Bruno Galland Edition: Belin
Dieudonné. L’histoire recense le plus couramment sous cette attribution de nom ceux que leur naissance lia à la théorie du bonheur providentiel. Fils de Louis XIII et d’Anne d’Autriche, le plus célèbre de ceux auxquels on attacha cette circonstancielle appellation fut bien alors le roi de France Louis XIV à son arrivée au monde, en l’an 1638. Parce que ce substantif était aussi chez eux le doublon d’un autre nom plus directement employé, d’autres individus moins en vue auront pourtant également détenu cette marque nominale dédiant leur avènement. Quels qu’ils furent, on serait bien en peine d’affirmer que sous ce référant assurément récolté de charité divine, l’« honneur de Dieu » présumé dans la droiture morale de chacun d’eux soit ensuite absolument resté sauf – salve honorus Deï – ainsi qu’on le disait autrefois. Il serait même sans doute aisé de repérer dans le cours de l’histoire les titulaires qui, sous ce qualificatif louangeur, se seront assez vite arrangés pour lui ôter son initial crédit de faveur et d’enchantement.
De manière comparable, un lot multiple de « Prométhée » – au sens qu’en donnait Platon sous la notion de « bienfaiteurs de la race humaine » – révèlerait probablement un aussi navrant hiatus entre prometteuse espérance et consternante évolution. L’exemple du roi Philippe Auguste baptisé « Dieudonné » à sa naissance donne de son côté à constater qu’avant le très illustre Roi-soleil, un autre heureux présage céleste suivi de cohérence terrestre avait déjà marqué le temps. Cela, bien entendu, à condition de considérer les brillants éclats d’une carrière comme la meilleure réponse faite aux volontés d’en haut.
Ainsi que le signale judicieusement Bruno Galland aux premières pages de son récit, cette appellation de Dieudonné revenue au roi de France Philippe II (encore bientôt appelé Philippe Auguste) fut alors bien celle qui, sous l’emploi du vocable Déodatus en l’an 1165, répondait fidèlement à la célébration de son avènement soulageant. Non point fantaisie royale ou anecdote historique, aussi indépendamment des traits futurs de son détenteur, ce nom conceptuel se voit finalement surtout comme le reflet d’une situation géopolitique et contextuelle assez extraordinaire pour ce temps. Fait rare dans les annales : une reine de France dont la fertilité n’était point en cause (puisqu’elle avait déjà accouché de plusieurs filles) jamais n’était parvenue à donner à son mari-roi de France un descendant de sexe mâle. Bientôt « répudiée » par processus « canonique », mais livrant tout aussitôt à l’Angleterre (par remariage) ses vastes possessions territoriales, ainsi Aliénor d’Aquitaine laissait-elle finalement l’assez monacal monarque français en grand désarroi, seul face à lui-même. Non seulement par privation de tout héritier masculin pour sa couronne, également avec l’obligée rétrocession d’une énorme portion de territoire continental (l’Aquitaine) sur laquelle prévalait auparavant son autorité. Sauf resterait malgré tout, pour partie et ensuite, l’honneur de Louis le VIIeme, le très pieux « cocu » de la Seconde croisade à qui Adèle de Champagne, sa troisième épouse accouchant d’un tant espéré garçon, rapportait bientôt le fruit soulageant d’une suppliée bénédiction du ciel.
« … le petit prince, du haut de ses quatre ans, invita Henri II à aimer son père, la France et lui-même, s’il voulait obtenir la grâce de Dieu et la faveur des hommes » (p.14). Cette anecdote relatée par Thomas Becket pour un événement survenu en l’an 1169 dévoile certes le tempérament affirmé et présomptueux du futur Philippe Auguste lors de son plus jeune âge, aussi face au très puissant roi d’Angleterre. Des dispositions de caractère comparables seront d’ailleurs relevées plus tard chez lui (à l’âge de 9 ans) devant le même interlocuteur à Gisors. Mais, ce qu’oublie tout de même de relever l’auteur, au sujet de ce fait d’apparence anodine et rapporté par le très fameux archevêque de Canterbury, est que ce dernier se trouvait tout encore de ce temps en vive disgrâce auprès de la cour d’Angleterre. Plus que la malice du petit prince héritier de la couronne à fleur de lys, transparaît donc surtout ici la jubilation de l’exilé Becket. On imagine en effet combien lui fut heureuse cette occasion de voir gentiment tancé et recadré son ennemi juré d’outre-Manche, lorsque ses devoirs de soumission vassalique lui étaient ainsi formellement rappelés non par un autre que ce gamin déjà dans la peau de son suzerain français. L’ex-chancelier du roi d’Angleterre, devenu après cela primat du pays sous le titre d’archevêque de Canterbury mais bientôt menacé de mort par Henri II, avait alors dû fuir son pays à l’urgence, en l’an 1164. Ce fut donc (non point comme stipulé p.25, pendant 2 ans) durant six ans passés sous la protection de Louis VII (1164-1170) et par l’entremise successive de religieux bien en cour (les moines cisterciens de Pontigny notamment) que Becket se soustrayait pendant ce temps à son plus irascible et mortel ennemi anglais. Il serait assassiné par les sbires du Plantagenet en fin d’année suivante et sur le lieu même de ses offices (29 déc. 1170). S’agissant du futur roi Philippe et hormis ce fait particulier, la chronique du temps relative à sa jeunesse et jusqu’à son accession au trône en 1180, n’est en réalité pas très bavarde. Bruno Galland s’en tient alors pratiquement à cette formule malgré tout révélatrice de lui : « un garçon autoritaire et batailleur, fasciné par sa mission et partagé entre l’anxiété et l’exaltation » (p.16).
A la mort de son père (1180) et pour la décennie suivante, Philippe Auguste hérite en réalité de la gestion difficile d’un territoire passablement amoindri par de préalables facéties paternelles, notamment avec l’occupation anglo-normande d’un tiers du sol français. Il jouit cependant du côté Blois-Champagne de relatifs crédits rapportés par sa mère avec laquelle il entrera pourtant en conflit. Cette période se voit globalement comme un temps d’apprentissage pour le jeune souverain chez qui s’affirment déjà assez ouvertement les traits de l’ambition et du calcul politiques. Tant bien que mal, avec le concours des conseillers de son père, la plupart du temps reconduits dans leur charge à ses côtés, Philippe Auguste tente résolument d’agrandir son influence au nord du pays, quitte à affronter de plus sérieux barons qui le défient chacun de leur puissance et de leur mépris, à l’enseigne du comte de Flandre Philippe d’Alsace ou même de potentats de sa propre famille. Le chroniqueur Rigord rapporte : « Les princes du royaume, sous l’aiguillon du diable, levèrent une armée et commencèrent à dévaster les terres du roi. Voyant cela, le très chrétien Philippe, enflammé d’une terrible fureur, mena contre eux une immense armée… [], par la grâce de Dieu, il les réduisit tous à l’obéissance… » (p.41). Le début de règne du jeune monarque fut également ponctué (1182) par une mesure de bannissement des Juifs. Le prétexte religieux livrait bien entendu au trésor royal l’occasion de s’enrichir sous l’effet des spoliations infligées à la communauté régulièrement prise pour cible. Mais le plus marquant de la décennie se retiendra surtout de la lutte implacable menée par le jeune Capétien contre le concurrent Plantagenet, à la fois duc de Normandie et roi d’Angleterre, Henri II. Les revendications territoriales et continentales des fils de ce dernier, Henri le jeune (dit Court-Mantel), Richard (futur Cœur-de-Lion), Geoffroy (duc de Bretagne) et Jean (futur « Sans-Terre »), bientôt transformées en rébellions contre leur ascendant, devaient également offrir au roi de France très adroitement associé à eux l’opportunité de venir à bout du « vieux lion », à Chinon en 1189.
Une apparente mais précaire collusion réunissait dès 1190 les rois d’Angleterre (Richard, héritier du trône à la mort d’Henri II l’année précédente) et de France, cette fois associés par un départ commun pour la croisade. Au même titre que l’empereur germanique Barberousse lancé avant eux sur le chemin de Jérusalem récemment tombée aux mains de Saladin (1187), les deux princes occidentaux répondaient en réalité à l’invite pressante du pape romain auquel, pour chacun d’eux, donner un gage de foi soumissionnelle s’imposait assurément. On retiendra pourtant de cet épisode le rapide délitement de l’entente entre les deux grands souverains d’Europe, le troisième (Barberousse) étant mort accidentellement avant même d’atteindre la ville éternelle et sacrée. Malade, Philippe Auguste abandonnait au bout de six mois la Terre sainte. On peut entrevoir sans difficulté que sa motivation au retour précipité résidait surtout dans la jalousie qu’il avait de gérer par lui-même les événements survenus pendant ce temps dans son royaume alors régenté par sa propre mère (Adèle associée à l’archevêque de Reims), en qui la confiance était manifestement limitée, aussi depuis la mort d’Isabelle de Hainaut, sa propre épouse, survenue trois mois avant son départ.
Jusqu’à sa fin, en 1223, Philippe Auguste consacrera l’essentiel de son action politique dans une lutte sans merci contre le Plantagenet, jusqu’à bientôt l’en exclure du sol français. La déterminante victoire de Bouvines (1214) ferait également oublier la calamiteuse défaite de Fréteval (1194) où archives et trésors royaux avaient été perdus. Son conflit avec la papauté, autant sur la question de ses mariages que sur la guerre menée en Occitanie contre les hérétiques, son combat pour la récupération de toute la Normandie, ses projets d’invasion de l’Angleterre occuperaient le roi Français dans une action constante mais plutôt heureuse pour lui jusqu’à la fin de son règne. Ce que l’historien présent n’oublie pas d’évoquer ici est aussi la grande incidence qu’une richesse accumulée sous les précédents effets n’aura pas manqué de produire. Prévôt, sénéchaux et baillis seront bientôt le fer de lance d’une administration efficace et tournée dans le sens d’une florissante économie. Paris, la première, récolterait les fruits d’une politique nouvelle où ses enceintes élevées à la défense symboliseraient aussi la résolution territoriale d’un ensemble bientôt considéré par son ampleur et sa stabilité comme premier acte d’une véritable constitution nationale…
Selon Bruno Galland, et dans l’introduction qu’il consacre à ce livre, ce fut de la préface elle-même donnée par Jacques Le Goff à l’éminent travail de l’historien John W. Baldwin (Philippe Auguste et son gouv…/1991) que lui vint l’idée de « suivre au plus près la personnalité du roi (Philippe Auguste), en s’appuyant sur les travaux les plus récents pour les faire partager à un large public ». Le très éminent médiéviste français décédé en 2014 déclarait en effet : « Le Philippe Auguste de John W. Baldwin n’est pas une biographie, ni un portrait. Il reste donc une place pour une étude du personnage… » (p.8). A cette occasion, J. Le Goff invitait à poursuivre sur la lancée suggérée par Robert-Henri Bautier lors du colloque de 1980 à Paris, réuni pour célébrer le huitième centenaire du règne de Philippe Auguste. Sans trop de préventions alors, doit-on avouer ici qu’en relevant cette gageure et en réalisant un rapport notoirement court (230 pages), mais dense en informations et au contenu prudent, Bruno Galland aura répondu avec une assez belle efficacité au défi autrefois lancé par le très éminent et réputé biographe de saint Louis.
« L’essentiel est de pénétrer dans le passé avec la sérénité, le scrupule, la sympathie pour les êtres et les choses… » avait déclaré de son côté Fernand Braudel, lors d’un colloque où il livrait à son auditoire sa vision d’une pédagogie de l’histoire (L’Histoire au Quotidien, De Fallois, 2001). Remplissant ces trois essentiels critères et par sa revue concise, le présent travail ne saurait probablement rater le but fixé par son auteur de toucher un large public. Un produit accessible et synthétique.
Vincent Robin
NB : Sans graves conséquences, des erreurs de dates surgissent toutefois dans ce livre :
* page 18 : « 1031-1060 » est le temps du règne du roi Henri Ier de France, non celui du roi Philippe Ier qui s’étala assurément de 1060 à 1108
* page 23 : la mort du roi d’Angleterre Henri Ier Beauclerc remonte à 1135, non à 1127
* page 208 : l’année du décès d’Aliénor d’Aquitaine est bien l’an 1204, et non l’année de Bouvines
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