Petits travaux pour un palais, László Krasznahorkai (par Léon-Marc Levy)
Petits travaux pour un palais, László Krasznahorkai, Éditions Cambourakis, septembre 2024, trad. hongrois, Joëlle Dufeuilly, 107 pages, 16 €
Edition: Cambourakis
herman melvill pense ne pas très bien écrire mais il a un flot de choses à dire. Même avec les minuscules de son nom, il a donc décidé d’écrire ce qui lui tient à cœur et qui relève, essentiellement, de son identité. Du sarcasme imbécile des copains d’école – t’es venu sans ta baleine ? – à une sorte de respect mal venu, herman se dépatouille depuis toujours avec Herman. Melville, lui.
herman-le-petit porte l’ombre écrasante de Herman-le-grand comme une démonstration perpétuelle de sa petitesse.
Je ne suis qu’un bibliothécaire, de petite taille, un peu bedonnant, et souffrant d’un affaissement de l’arche interne du pied, je parle sérieusement, je suis vraiment petit et j’ai vraiment une bedaine, petite, certes, mais tout de même, par ailleurs, comme je l’ai déjà mentionné, je souffre depuis l’enfance de surpronation, et mon seul signe particulier digne d’intérêt réside dans mon nom, alors qui pourrait bien s’intéresser à moi ?
La bibliothèque d’herman est située en plein Manhattan. Mais le h de notre bibliothécaire est minuscule. MI-NUS-CULE au cœur d’une architecture géante, où ont marché des géants, à commencer par Herman, celui avec un grand H, qui longtemps déambula, vécut et travailla dans ce même Manhattan. Krasznahorkai nous rappelle que l’architecture est un discours et qu’à New York ce discours est une collision permanente entre le grand et le petit. Grand vers le ciel – gratte-ciel – petit en surface au sol, lieu idéal pour nourrir la déconfiture d’un névropathe comme herman. Sa haine de Manhattan en est le premier symptôme.
[…] c’est que je n’aime pas ce romantisme dégoulinant, par exemple ici, cette grotesque romantisation de la réalité, car Manhattan, sachez-le, est vulgaire, et n’a rien d’une « frêle bougie solitaire »*, Manhattan est un monstre vibrant d’un fétichisme démentiel pour l’argent, Manhattan représente l’empire déprimant, violent, brutal, agressif, fanfaron, mégalomane, avide, prétentieux, de tout ce que l’armée des promoteurs immobiliers les plus abjects peut produire […].
La non-identité d’herman à Herman ébranle sa propre identité. Il cherche, dans les pas de Melville qui, eux-mêmes, ont été foulés par Lowry et le grand architecte/photographe/graphiste visionnaire Lebbeus Woods. C’est dans les traces de ce trio de bâtisseurs de mondes que le petit bibliothécaire va entreprendre sa croisade déjantée, à la recherche de la « grande connexion », celle qui relie l’homme à son monde et qui a été perdue. Et à la recherche de son Graal fantasmé : la Grande Bibliothèque dont il sera le Garde et qui sera totalement fermée au public (la littérature ne supporte pas la vulgarisation !).
Le Mal n’est pas un accident, n’est pas occasionnel. Il est la nature même du monde. Cette conviction porte la paranoïa de herman, mais elle est issue en droite ligne de son illustre homonyme, inscrite dans le personnage d’Achab, et de Malcolm Lowry qui fait du monde un enfer ordinaire.
[…] nous devons affronter le fait que la guerre règne sur la Terre, car il y a la guerre dans l’Univers, là où, et c’est ici que Melville revient avec toute la brutalité de sa pensée, Dieu n’est nulle part, le Dieu miséricordieux, celui qui crée et qui juge, ne se trouve nulle part, à sa place nous n’avons que Satan, vous vous rendez compte ?! Melville, en 1851, SAVAIT DÉJÀ que seul le vide Satan existe, celui à propos duquel le poète Auden a écrit :
[He] is unspectacular and always human,
And shares our beds and eats at our own tables… **
Roman court par la taille, mais qui condense les thèmes obsessionnels de Krasznahorkai et son talent stylistique vertigineux et entrera dans ses grands ouvrages.
Léon-Marc Levy
* Citation de Ted Hugues, poète anglais du XXe siècle.
** Citation de W. H. Auden, poète américain du XXe siècle
László Krasznahorkai, né le 5 janvier 1954 à Gyula (Hongrie), est un écrivain et scénariste hongrois, auteur de plusieurs dystopies.
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