Petite femme, Anna Giurickovic Dato
Petite femme (La figlia femmina), mai 2018, trad. italien Lise Caillat, 180 pages, 19,50 €
Ecrivain(s): Anna Giurickovic Dato Edition: Denoël
Petite femme est un roman trouble à l’atmosphère pesante dont le sens se découvre lentement sous la forme d’un récit à la première personne où la narratrice, prise dans un faisceau de situations dont elle ne comprend pas, ou refuse de comprendre la terrible réalité, avance en aveugle jusqu’au moment où la vérité, ou pour le moins une partie de la vérité, s’impose à elle avec une extrême et définitive brutalité.
L’auteur instaure et entretient une intense tension dramatique en entrecroisant deux niveaux narratifs.
Au premier niveau, le lecteur assiste à un dîner organisé par la narratrice, Silvia, qui reçoit pour la première fois Antonio avec qui elle entame une relation amoureuse. Est présente Maria, treize ans, la fille de la maîtresse de maison.
Durant toute la soirée, se développe devant Silvia un jeu de moins en moins équivoque entre une Maria faussement candide et de plus en plus séductrice et un Antonio qui se laisse prendre peu à peu à son badinage, à ses espiègleries de jeune fille qui « fait son intéressante » puis à ses avances de moins en moins voilées.
« Petite, j’ai eu un grave accident, et regarde le beau souvenir qu’il m’a laissé ». Elle remonte un pan de sa robe jusqu’à découvrir le point où sa cuisse s’élargit avant de s’affiner à nouveau vers l’aine. « Pauvre trésor ! Comment est-ce arrivé ? » frémit Antonio d’une voix stridente qui ne lui appartient pas, le chant embarrassé d’un homme devant un corps nu et juvénile. La cicatrice, telle une virgule courbe, se distingue difficilement sur la chair rose, et sa finesse évoque un accent discret qui surmonte le pli tiède de ma fille…
Silvia, dont l’esprit et la vision sont de plus en plus embrumés par le vin du dîner, un « excellent brunello d’Alinghi » qu’Antonio lui verse et reverse, ne sait trop, entre deux somnolences, si la scène est réelle.
Silvia doute de ce qu’elle voit, de ce qu’elle entend. Est-ce vraiment sa fille qui, devant elle, se comporte soudain ainsi en parfaite aguicheuse, en adolescente perverse ? Est-ce vraiment son amant qui, devant elle, se laisse aller à un comportement déplacé de quadragénaire ébloui par la beauté diabolique et les gestes et propos racoleurs d’une gamine délurée ?
Au deuxième niveau, justement dans un état second, la narratrice, au fil de ce spectacle empreint d’une lourde sensualité et qui tourne progressivement au flirt érotique, revit (et donc nous dévoile) les fragments discontinus de la tragédie qui a interrompu brutalement quelques années plus tôt son séjour, serein pour elle, qui y vivait dans une bulle, au Maroc, avec son mari diplomate et Maria enfant.
Bribe après bribe, se reconstitue la trame de ce qu’elle n’a pas vu durant cette période heureuse, de ce à quoi elle a refusé de croire jusqu’au jour où la monstrueuse vérité lui a éclaté à la figure et où tout a basculé dans l’horreur, la contraignant à un retour précipité vers la France.
Je n’écoutais pas, j’avais du mal à comprendre ce qu’on voulait que je révèle…
Anna Giurickovic Dato livre ici un premier roman fort, mettant en jeu la rivalité ambiguë d’une mère et de sa fille, qui tient en haleine de bout en bout, et dont la principale qualité consiste en ce que l’auteure, sur un sujet aussi scabreux, manie la demi-teinte, la suggestion, l’hypothèse, le doute, le probable et l’improbable, comme si elle-même avait peine à admettre l’entière « réalité » des actes et des penchants qu’elle prête à ses propres personnages.
Patryck Froissart
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