Petit éloge amoureux de l’Occitanie, Alain Monnier (par Marc Wetzel)
Petit éloge amoureux de l’Occitanie, Alain Monnier, éditions Privat, mai 2022, 190 pages, 17,90 €
L’Occitanie telle que cet auteur l’aime hors de lui, et la respecte en lui, est un Midi complexe (même géographiquement, de Toulouse à Nîmes, de Figeac à Foix), rude (sans pétanques ni plages) et caché (caché, justement, dans les pudiques âmes du Midi), mais certain. En croyant quitter son pays natal, on emporte bien plutôt avec soi le « fatras des origines » dont on pensait se débarrasser. En y revenant, ce qui nous en a (ou aurait) fait partir nous pardonne. Comme une odeur (ou une voix) oubliée traverse d’un coup toute une vie pour nous atteindre neuve, le passé fondateur d’un écrivain sort de son livre nous rejoindre. Nous sommes alors de son ici.
Alain Monnier (né à Narbonne en juillet 1954) est un homme (ouvert, fin, raisonnable et souriant) qui rend ici justice à une enfance heureuse (« Il est facile de grandir dans un milieu bienveillant », p.22), qui rend raison du ridicule de ses premiers émois (« Les amours de jeunesse sont rudes pour les âmes romantiques. Les tourments pour cette Nicole S. dont je n’avais même pas effleuré un sein furent quelque peu démesurés », p.74), qui rend hommage au courage vivant (sans protection ni ressources) – celui d’un Jankélévitch traqué et banni pendant la guerre –, opposé au courage confortable, purement médiatique et complaisant d’un Sartre en 70 :
« Je songe aussi à Jankélévitch qui distribuait des tracts dans les rues de Toulouse. Ce geste peut sembler peu de choses – “presque rien” –, mais il me renvoie à Sartre se faisant embarquer à Paris, en juin 1970, sous l’œil des caméras alors qu’il distribue La Cause du peuple, entouré de quelques célébrités (Simone de Beauvoir bien sûr, Sami Frey, Patrice Chéreau, Louis Malle…). L’image fait le tour du monde. Quand Jankélévitch distribue des tracts en 1940, il n’y a pas de célébrités avec lui, pas de photographes, les agents de la Gestapo n’ont rien à voir avec les gentils pandores des années 1970 qui ont ordre de ne blesser personne. La morale consiste à s’engager, dira plus tard Jankélévitch, et non à rédiger des Cahiers pour une morale ou à effectuer une tournée de conférences au cours desquelles on s’engage à s’engager. Je peux comprendre la peur de s’engager, et même la trouver légitime, mais point l’attitude de ceux qui revendiquent le courage qu’ils n’ont pas eu quand il l’eût fallu. Le manque de réserve et d’humilité me heurte. La décence appartient aux valeurs de ma petite Occitanie » (p.173).
C’est un homme davantage sensible aux lieux qu’aux paysages, qui le « regrette parfois » (p.166), mais s’en explique : il est plus méditatif que contemplatif, estime le travail des hommes plus que le repos des choses. Certes, le paysage ravit et apaise (le Canigou vu depuis Leucate, la halte du Somail sur le Canal du Midi, le Lac de Bastampe dans les Hautes-Pyrénées, le Cirque de Navacelles…), mais le lieu seul évoque et instruit (c’est un atome d’Histoire, et non de Nature, un carrefour de destins, et non de simples perspectives), comme le camp de Rivesaltes, les usines de délainage ruinées de Mazamet, quelques mètres de galets usés de la Voie Domitienne : soudain, pour le meilleur ou pour le pire (mais toujours pertinemment) les efforts de vie d’aujourd’hui se confrontent dramatiquement à ceux d’hier, comme un même décor guidant des générations d’acteurs spontanément inconnues les unes des autres. Ici, des morts furent d’ici, et d’ici, nous remonte leur ici, soudain moins oublié qu’eux, comme il ne restera justement de nous que cette anonyme nostalgie et la certitude, à notre tour disparus, de rester d’ici.
Alain Monnier n’a pas l’amour chauvin (« Il faut profiter de ce qui respire encore en nous », p.115 – la consigne est sobre, mais nette !), ni la fidélité vache : il veut bien que l’homme du Midi soit jugé hâbleur, paresseux, parasite (pour tout dire, superficiellement énergique et profondément velléitaire) – l’idée même de mentalité, même défavorable (violence brouillonne, et ignare vanité du méridional), ne lui paraît ni suspecte ni seule décisive. Mais, puisqu’il parle de ce qu’il sait, et qu’il sait ce qu’il sent son être devoir à la vie occitane qu’il eut, il ajoute (sans cette fois transiger) trois traits qu’il tient d’elle : la gentillesse, l’humilité (la discrétion n’étant que leur rencontre) et l’humour. La gentillesse (qu’il définit comme « capacité à assumer la vulnérabilité des autres », p.142), même si elle est moquée par les cyniques en « les gentils n’ont pas le courage de n’être pas gentils », est d’ici, comme accueil bonhomme des circonstances d’une vie qu’on sait dure, ou refus de monter un rempart là où nul ne vous assiège. L’être occitan est gentil même quand son altruisme est bavard (Yves Rouquette), ou son affection vous rudoie (Marie Rouanet), parce qu’il ne songe jamais à garder le bonheur pour lui. L’humilité (qui consiste en une retenue naturelle du moi dès qu’il n’a plus titre exceptionnel à primer) lui paraît suivre d’une âme occitane, qui prévient l’excès en s’écartant de son propre moi. Créer, mais sans piétiner l’aventure d’autrui ; atteindre ce qui nous libère sans trahir ce qui nous unit ; se préférer serviteur de paix à maître de guerre, voilà la commune intérieure Occitanie d’un Giono, d’un Delteil, ou – moins connus – d’un Louis Barthas, d’un Georges Fournial, ou de l’éditeur montpelliérain Alain Martin.
Et puis l’humour. Central dans le génial personnage de Barthélémy Parpot (quatre romans, publiés entre 1994 et 2015) – dont on ira avec un profit infini vérifier s’il est lui-même occitan, plus que simplement monniérien –, l’humour est ici bien présent, mais en plus… gentil et humble, comme attendu. Par exemple, quelques très modérés souvenirs rugbystiques (fin des années soixante) :
« On allait au match. C’était tout. L’argent passait sous la table, quelques billets avant le match soignaient les hématomes, la troisième mi-temps n’était pas entravée par la diététique et le prochain match à venir (…) Je n’ai jamais joué au rugby, sinon avec les copains du lycée, le jeudi après-midi, sur un terrain de la ville, quand il manquait quelqu’un et que je n’avais pas osé encore une fois refuser. Je jouais ailier, à l’endroit où l’on a le moins de chance de toucher le ballon, ce qui ne m’empêchait de parfois me retrouver face à un furieux prêt à tuer qui chercherait à l’empêcher de porter le ballon derrière la ligne. Je faisais élégamment semblant de rater mon plaquage. Comme disait Nougaro, “je n’étais qu’un joueur de troisième mi-temps” » (p.41).
Là où l’humour n’est pas possible, la lucidité vaut ironie suffisante :
« Mais l’Occitanie s’efface en moi quand surgissent les partisans de la réintroducion de l’ours dans les Pyrénées. J’entends les bergers qui luttent pour vivre sur des terres difficiles, j’ai du mal avec cet ours de syndicat d’initiative, d’écologistes urbains, de tenants de la biodiversité disparue, l’ours slovène est slovène. Je reste près de ceux qui essaient de vivre de la terre, je suis respectueux du labeur. Du vrai labeur qui abîme les muscles et les tendons » (p.157).
L’Occitanocentrie n’est pas son fort ; il est « avec ceux qui acceptent les décisions prises ailleurs pour peu qu’elles soient intelligentes et raisonnablement équitables » (p.178), mais il ne trahira jamais le peu de choses faisant réellement autorité en lui – autorité occitane d’une sorte de commune survie à l’amiable :
« Nous sommes rassemblés par ce qui nous dépasse ; si rien ne nous dépasse, nous errons comme des âmes en peine. Le sentiment d’appartenance nous dépasse. (…) L’Occitanie m’appartient autant que je lui appartiens, elle me constitue autant que je la constitue. Cette impression, au cœur de mon entendement, renferme en elle la fratrie des gens qui m’ont précédé, la patience et la lenteur, les difficultés et la rudesse de ce pays » (p.180).
Quand l’esprit occitan souffle sur le Paris de ses études (dans les années soixante-dix, l’agitateur pacifiste et barbu libertaire Aguigui Mouna enchantait les vies étudiantes du Quartier Latin), il aime Paris (et Lacan, et Claude Villers, Higelin, Barthes, les films de Fassbinder ou d’Oshima au Saint-André-des-Arts…).
« Aguigui Mouna, dont je rappellerai deux des revendications récurrentes : “la grossesse à six mois” et “la vélorution est en marche”. Son « Réveillez-vous !” hurlé depuis son vélo chargé de réveils avait une autre allure que le sinistre “Indignez-vous !” qui a fabriqué une génération d’indignés aigris » (p.81).
L’Occitanie extérieure, celle qui touristiquement s’autopromeut par Troubadours et Cathares, lui reste un peu… extérieure. Il en garde (et explique) la puissance historico-culturelle d’alors : le troubadour, même s’il « n’existe que parce qu’il y a un mécène et une cour qui l’écoute. Il est un faire-valoir des grands qui aiment à se voir grands. Rien de nouveau, donc » (p.55), en chantant la fin’amor pour « une femme de rang social plus élevé, mariée à un vieux, nanti et jaloux, et dépourvu de sentiments nobles », dynamite tendrement la culture sacrée, patriarcale et guerrière, même si la seule victoire escomptée est celle remportée sur son propre désir. L’hérésie cathare, elle, veut se libérer du corps, mais hors des moyens et consignes de l’âme catholique. On veut alléger le poids du monde sans pourtant risquer de rejoindre Satan en Enfer (qui en est et restera le seul occupant !) : l’homme « parfait », comme dans les religions orientales, pousse gentillesse, humilité et humour jusqu’à ne rien laisser de réincarnable à sa mort ! Et l’ambigu esprit de tolérance cathare est celui de l’homme parfait assurant que nul n’est tenu de devenir parfait : c’est s’assurer d’occuper, par la discrétion même, toute la place ! Et puis la modestie même de la danse occitane est communicative, et entraîne tout le monde :
« L’Occitanie revient croiser mon chemin en 1993 lors d’un colloque de robotique organisé par le LAAS d’Alain Costes, avec les sommités mondiales de la spécialité. Pendant le dîner officiel, dans la salle Gaston-Doumergue de la chambre de commerce de Toulouse, une troupe occitane en habit d’époque entre et, après quelques gentilles démonstrations, enflamme la salle et entraîne dans des quadrilles et des farandoles le grand professeur de l’université Pohang de Séoul, le vice-président du MIT, le directeur du labo robotique de la Carnegie Mellon University, les deux Suédois à lunettes, la très sévère Londonienne qui rit quand elle se pince, la ravissante directrice adjointe de l’ISPRA… Les farandoles n’en finissent plus de monter et descendre les escaliers monumentaux de l’ancien archevêché. Tous ces gens passent une soirée étonnante, ils nous l’écriront, en partageant un joyeux moment de simplicité occitane » (p.157).
Enfin, la vigne (de carignan, et quelques arpents bien dissimulés de muscat, pour décourager les maraudeurs), le village (Luc-sur-Orbieu) et le cheval (Pompon) de l’enfance étaient faits pour passer, mais non l’accent, qui demeure, puisqu’il permet à la voix même de se passer. L’accent – qui fait qu’on ne connaît les « o » qu’ouverts, qu’on ignore tout « e » muet, que la langue semble tremper dans le nez lors de tous nos « in », « an » et « en » – dit (indépassablement) comment l’on apprit à parler, et ainsi (respectablement) pourquoi l’on aima penser (et ce qui fut compris de Jaurès, Pagnol ou Pasqua doit pareillement l’être de Castex, Aphatie ou… Alain Monnier) :
« L’accent existe parce que les habitants des pays occitans ont appris le français comme s’ils apprenaient une langue étrangère, c’est-à-dire en conservant la prononciation et les intonations de leur langue d’origine. L’accent est la mélodie de l’occitan, sa petite musique secrète » (p.127).
Et, loin de tout régionalisme, il y a, dans ce livre digne, drôle et merveilleux, comme une étrange couleur globale, qui permet à chaque lecteur de comprendre mieux son propre accent. Comme le jeune Racine, jeté à onze ans dans un incompréhensible Midi, qui l’aida alors, certainement, à devenir universel :
« Racine, le dramaturge du XVIIe, est accueilli à Uzès en 1650 dans une famille aisée, bourgeoise, dans l’attente d’un bénéfice ecclésiastique qui ne viendra pas ; il écrit à son ami La Fontaine qu’il ne comprend rien, que tout le monde autour de lui ne parle qu’occitan, il dit même qu’il a peur de perdre son français à trop longtemps rester à Uzès. Racine, qui parle italien et espagnol, apprendra l’occitan en quelques semaines » (p.120).
Le courage autochtone de notre auteur (« Je veux pouvoir être raillé pour mon accent à Paris, en rire avec le serveur (…), passer pour un rural voire un plouc dans une émission de radio. Mon accent, je ne l’ai pas choisi, pas plus que la forme de mon menton, j’aime qu’il soit différent, j’aime qu’il soit une accroche avec autrui comme l’était ce geste courtois de tendre du feu à quelqu’un qui sortait une cigarette, j’aime qu’on en sourie… Je m’en moque », p.136) est tout sauf victimaire : revendiquer d’être dans un groupe méprisé, c’est cela – et non y être – qui lui paraît ridicule. D’ailleurs, écrit-il, le courage ne se décide pas plus qu’il ne se décrète :
« Du courage, je ne sais rien dire. Ma génération n’a pas connu la guerre, n’a pas eu à en découdre, seules la nécessité et l’action peuvent dire le courage. Avant le pied du mur, les paroles sont vaines, après elles sont inutiles » (p.141).
On retiendra de l’importante œuvre d’Alain Monnier l’extraordinaire suite des « Parpot » – les quatre volumes désormais disponibles en éditions de poche. Les trois premiers se trouvent groupés dans Le Petit Monde de Barthélémy Parpot (J’ai lu, 2015) ; le dernier – l’irrésistible et terrible À votre santé monsieur Parpot est disponible chez Flammarion. On peut, si l’on souhaite, prendre la mesure du personnage dans ce court article : https://revue-traversees.com/2016/04/28/alain-monnier-le-petit-monde-de-barthelemy-parpot-jai-lu-2015/
Marc Wetzel
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