Petit dialogue de morts (en poésie) (par Jean-Charles Vegliante)
Il y a trente ans disparaissait Giorgio Caproni (1912-1990), écrivain, poète italien bien connu, entre autres raisons, pour avoir largement utilisé le dialogue – parfois même de type théâtral – au sein de sa poésie ; où « Personne n’a jamais réussi à dire / ce qu’est, en son essence, une rose ». Ses travaux de traduction, notamment d’auteurs français, ont compté sans doute pour cette évolution qui a affecté aussi son langage, de plus en plus proche d’un parler (ou pseudo-parler) contemporain, parfois laconique ; non par hasard, sa version de Mort à crédit (1964), ainsi que des traductions d’André Frénaud (1967) sont toujours considérées – pour sa poésie et dans l’absolu – comme particulièrement importantes.
Nous présentons ici, à titre d’exemple et d’hommage in memoriam, un petit échange avec son contemporain Vittorio Sereni, disparu quelques années plus tôt, grand traducteur lui aussi du français, et également représentatif de cette si féconde génération poétique venue après Montale, Quasimodo ou Sinisgalli. Dialogue affectueux et ironique à travers le temps, par-delà leur disparition.
Révélation
J’ai fini par m’y résoudre.
Je me suis tourné en arrière.
J’ai très bien vu
un par un dans les yeux
mes assassins.
Ils ont
– tous – mon visage.
(G. Caproni, Il franco cacciatore [1980] 1982)
Peur première
Chaque angle ou ruelle, chaque instant est bon
pour le killer qui vient dans ma direction
nuit et jour depuis des années.
Tire, tire donc – lui dis-je
en m’offrant à sa mire
de face, de côté, de dos –
finissons-en, liquide-moi.
Et en le disant je m’aperçois
qu’à moi seul je parle.
Mais
ça ne sert à rien. Tout seul
je n’arrive pas à faire justice de moi-même.
(V. Sereni, Stella variabile, 1981)
Peur seconde
Elle n’a rien d’épouvante
la voix qui m’appelle, moi
juste moi
de la rue là-devant
en une heure de la nuit :
c’est un bref réveil de vent,
une averse en fuite.
En disant mon nom elle n’énumère
pas mes torts, ne me reproche pas le passé.
Avec douceur (Vittorio,
Vittorio) elle me désarme, arme
contre moi-même moi.
(V. Sereni, Stella variabile, 1981)
À l’ami embusqué
Prête bien l’oreille,
ami, à ce que je te dis.
Tu vises dans un miroir.
Tu vas tirer sur toi-même, ami.
(G. Caproni, Il conte di Kevenhüller, 1986)
Peur troisième
Une seule fois « Giorgio !
Giorgio ! » me suis-je appelé.
Puis m’est venu à l’esprit « Vittorio !
Vittorio ! »
Et je me suis inquiété.
(G. Caproni, Il conte di Kevenhüller [1985] 1986)
Jean-Charles Vegliante
- Vu : 1987