Perturbation, Thomas Bernhard (par Léon-Marc Levy)
Perturbation (Verstörung, 1967), trad. allemand, Bernard Kreiss, 218 pages
Ecrivain(s): Thomas Bernhard Edition: Gallimard
Effroi. L’effroi qui hante chaque page de ce livre, qui le scande comme une mélopée infernale, comme un chant qui viendrait de fonds démoniaques. Non pas l’effroi issu d’événements terribles – ici c’est pire encore – l’effroi qui suinte des hommes, de leur folie, de leur violence, de leur haine. Thomas Bernhard porte sur les humains un regard désespéré, sans la moindre trace d’empathie ou de miséricorde. Ses personnages, sans exception, sont des monstres et ce qui les rend si terrifiants est qu’ils ne sont pas des erreurs de la nature ni des créatures d’un autre monde. Ce sont des hommes.
Le chemin du docteur et de son fils narrateur – dans les monts et vallées du nord-est de la Suisse alémanique, à la frontière de l’Autriche – dans leur tournée médicale ordinaire, ressemble à un voyage en Enfer. Du débile alcoolique qui tue la femme gargotière d’un bistrot infâme – sans raison – jusqu’à l’aristocrate fou, paranoïaque, millénariste, chargé d’une mission satanique : balayer tout autour de lui – ses terres, son château, jusqu’à son existence et son nom.
La destruction est au cœur de ce roman et de l’œuvre entière de Thomas Bernhard ; destruction de l’individu en tant qu’elle fait écho à l’effondrement de la civilisation occidentale et des civilisations humaines. Les ombres de Schopenhauer et Nietzsche, celle de Blaise Pascal (souvent cité dans le roman) planent sur chaque page, mais sans aucune possibilité de rédemption par l’art ou la religion. Tout est noir pessimisme qui dénie à l’homme toute aptitude au bonheur. Seules la violence et la haine retiennent la nature humaine dans leurs filets. Les thèmes de l’œuvre entière de Bernhard sont itératifs : la liquidation d’un héritage, d’une propriété terrienne, souvent – et c’est le cas ici avec le domaine de Hochgoberniz – un grand domaine aristocratique autrichien. A cette fin, le personnage s’enferme – seul le médecin est autorisé à pénétrer dans le château – dans une forteresse et détruit la configuration diabolique des « origines » où la mère et la sœur jouent un rôle essentiel ; il va évidemment ainsi à sa propre mort. La mort, la folie, la maladie, la haine inextinguible des rapports entre individus sont les moteurs de cet univers, les notes lugubres de cette symphonie funèbre. Le registre injurieux qui revient sans cesse dans le long monologue du prince Saurau devant le médecin et son fils, est l’expression lexicale permanente de cette éructation de malédictions. Chaque rencontre avec un homme devient, pour Saurau, l’occasion d’expérimenter une fois encore la violence de sa misanthropie. Ainsi quand il reçoit des candidats au poste de régisseur de son domaine, sa haine aussitôt explose.
« Le prince dit : “Cet homme vêtu d’habits confortables mais de mauvaise qualité n’est rien d’autre que le cliché représentatif de toute la pauvreté, de toute l’insuffisance humaines. Ce que je dis et ce qu’il dit, tout ce que je fis et qui se passa en moi, et ce qu’il fit, ce qu’il prétendait faire, ce que je prétendais faire et qui se passa en lui, tout était ce cliché, ce cliché représentatif de l’insuffisance, de la pauvreté, de la fragilité, de la médiocrité, de la fatigue mortelle de l’existence humaine, et j’avais eu immédiatement l’impression (je cite le prince presque mot pour mot !) qu’un homme malade avait pénétré dans ma maison, que j’avais affaire à un homme malade, à un nécessiteux. Mes paroles s’adressaient à un malade, cher docteur, et les paroles que j’entendais cher docteur, sortaient de la bouche d’un malade, d’un cerveau absolument mortifié, maladif, livré aux chimères les plus fantasques mais aussi les plus maladives qui se puissent concevoir… L’homme ne savait plus du tout ce qu’il voulait et je lui fis entrevoir de la manière la plus efficace possible, je lui dis que ce qu’il faisait était maladif, que sa vie entière était une vie maladive, que son existence était maladive et que, par voie de conséquence, tout ce qu’il faisait était insensé pour ne pas dire insane. Insensé de sa part de briguer le poste de régisseur” ».
Les champs lexicaux de la maladie, de la décomposition, de la folie, scandent le monologue dans une répétition hallucinée. Poème morbide et paranoïaque que le prince énonce dans une condamnation universelle et éternelle du genre humain, on retrouve dans le phrasé même de ce discours le délire lancinant, par exemple, d’un Daniel-Paul Schreber – cet analysant de Freud atteint de délire paranoïaque (voir Mémoires d’un névropathe, Daniel-Paul Schreber, éditions du Point). Les mots sont l’écoulement de la folie, la possibilité sans doute de respirer encore. La logorrhée de Saurau est ce qui lui reste de vie, non pas comme bouée de sauvetage mais comme trace de sa folie, de l’horreur qui imprègne son cerveau et font pour lui du monde un enfer.
Thomas Bernhard est un styliste sublime. Son écriture constitue un objet absolu de fascination, voire d’hypnose. Une écriture en boucles permanentes, scandée par des itérations séquentielles, et animée par des champs lexicaux qui tombent dru comme la grêle. Il fait ainsi du prince Saurau l’excommunicateur du genre humain et de ses institutions. Il n’est pas inintéressant de noter qu’un Franz-Joseph Saurau a réellement existé, qui n’était pas prince mais comte, et politicien autrichien de grand renom. Le glissement vers le personnage fictionnel du Saurau de Bernhard se fait facilement : Saurau finissant, retiré en son palais (il existe vraiment un palais Saurau à Graz en Autriche) et donnant libre cours à sa violence politique déjà fort connue pendant sa carrière – on lui prête ces mots devant le représentant des Milanais qui venaient d’être vaincus : « Non mi importa cosa pensiate, né se ci amiate o meno. Noi vi abbiamo messo sotto e vi terremo sotto » (« Je me fiche de ce que vous pensez, que vous nous aimiez ou non. Nous vous avons mis sous notre botte et nous vous garderons sous notre botte ».)
Emporté dans son flux verbal inextinguible, Saurau n’épargne rien, ni individus, ni famille, ni institutions, outils à ses yeux du malheur des sociétés humaines, cœur de la perturbation du monde. Il faut bien sûr entendre Thomas Bernhard lui-même dans cette haine vouée à l’état, lui qui en 1968, lors de la cérémonie d’un prix qui lui était remis en Autriche, déclarait dans son discours : « Nous Autrichiens sommes apathiques ; nous sommes la vie en tant que désintérêt général pour la vie ».
« Les domaines forestiers de l’état qui ruine tout, le suicide indéfiniment recommencé de l’état. Cher docteur, tous les états aujourd’hui, et pas seulement en Europe, se suicident indéfiniment. C’est mon sujet fétiche, cher docteur, dit le prince : l’état qui ruine tout, les gens qui ruinent leur état à n’en plus finir. La formule catastrophe intellectuelle me vient à l’esprit, cher docteur ».
Délire paranoïaque, profession de foi nihiliste de Thomas Bernhard, discours d’effroi, le monologue du prince Saurau est tout cela à la fois mais c’est surtout – et c’est ici ce qu’il faut marteler – un morceau de bravoure littéraire parmi les plus marquants de l’histoire.
Un livre glaçant et somptueux, haut placé parmi les plus grandes œuvres du monde.
Léon-Marc Levy
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