Personne n’est à l’intérieur de rien, Jean Dubuffet, Valère Novarina
Personne n’est à l’intérieur de rien, Editions L’Atelier contemporain, mars 2014, 152 p. 20 €
Ecrivain(s): Jean Dubuffet, Valère Novarina« Je vous ai envoyé cet été au moins 83 pneumatiques mentaux, 412 lettres télépathiques et 21 cartes en pensées… Je vous pose des questions, je vous consulte tous les jours, et vous êtes devenu, que vous le vouliez ou non, un véritable ami. De ceux qui sont dans la pensée ». V.N.
« Des hauts et des bas j’en ai aussi et c’est plutôt des bas qui règnent pour l’heure. Je n’y manque pas de bonnes raisons. Sans compter les mauvaises. Mais j’ai maintenant le remède. Dix lignes du Drame de la vie et me voici ragaillardi ». J.D.
Que reste-t-il après ces années d’échanges de lettres, de cartes postales, de dessins et de projets de livres ? Un livre pneumatique ! Un livre dessiné où dansent deux artistes équilibristes. L’un a tout vu, tout lu, dessiné, collectionné, peint, sculpté, coupé, collé, assemblé, pratiqué l’art ludique du hasard brut. L’autre s’emploie avec l’obstination d’un randonneur des sommets à attraper les mots et les phrases dans son filet à syntaxes, magie aléatoire de l’invention permanente, des mots nouveaux s’y glissent, et il s’empresse de les embraser pour leur donner une nouvelle vie. Il en est au premier jour de la création. Sous ses doigts, Le Drame de la vie : « Jean Rien Novarina, racontez l’histoire du boucan ! ». Maître mot de ce dialogue, de cet acte inconnu : enthousiasme.
« Il faut un sacré prodigieux souffle pour remplir ces quatorze denses pages de cette stupéfiante énumération. Elle ne faiblit à aucun moment, aussi pleine de vigueur à la dernière ligne qu’à la première ». J.D.
« De vos expertes mains j’attends tout. Toutes les surprises. Elles m’émerveillent vos expertes mains ». V.N.
Que reste-t-il de ces années de phrases liées et déliées, de ces couleurs échangées et partagées ? Mille plateaux qui demain se livreront au théâtre de la réjouissance du verbe en mouvement de l’un, mille curiosités attentives de l’autre qui ne cesse d’inviter son jeune ami à lui en montrer encore plus, toiles et livres pris à la lettre. La transmission a bien lieu, mais sans maître et sans élève. Les questions sont précises, les réponses tout autant, l’enthousiasme partagé. Dialogue complice entre deux artistes qui savent ce qu’ils ne veulent pas faire et qui montrent et écrivent ce qu’ils font. Alors va naître l’idée d’un questionnaire hautement marrant, le peintre suggère au montagnard de la langue qui l’a imaginéde l’imprimer tel quel les réponses laissées en blanc, pour finalement s’y livrer avec gourmandise.
« V.N. : Savez-vous peindre ?
J.D. : Dans le langage courant peindre signifie le faire en conformité des conventions usuelles. J’y suis inapte. Ni bien doué ni bien exercé… Observez qu’il y a une façon de bien peindre, tandis que mal peindre il y en a mille. Ce sont de celles-ci dont je suis curieux, dont j’attends du neuf, des révélations ».
« V.N. : Avez-vous peint le vide ?
J.D. : C’est capitalement le vide qui est le champ d’opération du peintre, vu que c’est où la pensée a le mieux liberté de s’activer et de se projeter. C’est là où tout se passe ».
« V.N. : Savez-vous danser ?
J.D. : L’univers est une vaste danse et la pensée n’en saisit rien tant qu’elle ne danse pas elle aussi ».
Que reste-t-il de cette rencontre unique ? Deux jours avant sa mort, le 10 mai 1985, Jean Dubuffet décline l’invitation de son ami à assister au Monologue d’Adramélech, car voici venue l’heure où je m’écroule. Novarina répondra en 1991 dans le catalogue de l’exposition Jean Dubuffet, les dernières années : « Jean Dubuffet, je t’écris pendant la matière. Dans les cinq cent un psycho-sites, j’ai dénombré 2006 personnages à qui j’ai donné des noms, comme Adam donna des noms à toute la création des animaux défilant devant lui… Nous ne voyons pas les psycho-sites, c’est nous qui leur apparaissons. Ils nous disent que l’espace est ce trou curieux où nous sommes nichés, croisés dedans, croisés à lui ». Ils se sont donc croisés dans ce trou curieux de l’espace et rien ne dit qu’ils ne s’adressent pas quotidiennement des pneumatiques célestes.
Philippe Chauché
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