Persévérance du fait juif Une théorie politique de la survie, Danny Trom (par Gilles Banderier)
Persévérance du fait juif Une théorie politique de la survie, Danny Trom, Seuil/Gallimard, coll. Hautes Études, juin 2018, 492 pages, 28 €
Le livre de Danny Trom – un grand livre – se propose de répondre à une question à la fois simple et dérangeante : pourquoi y a-t-il encore des Juifs ? Comment se fait-il que ce peuple très ancien, aussi ancien que les Chinois, existe encore ? À propos de la longue obstination déployée pour faire disparaître les tribus indiennes des Andes, Jean Raspail notait : « Un tel acharnement impressionne. Il n’a de comparable que celui qui accabla les Juifs tout au long de leur histoire, survivants du déluge, hommes d’avant les hommes, eux aussi » (La Hache des steppes, Via Romana, 2016, p.223). De grands empires s’y sont essayé : l’Égypte, Rome, l’Église constantinienne (de façon schizophrène, car son fondateur et ses premiers disciples étaient Juifs), le IIIe Empire germanique et, actuellement, tout ce que le monde arabo-musulman compte de fanatiques (le réservoir est apparemment inépuisable). Mais ce sont ces empires qui ont disparu ou sont en voie de disparition. Une explication évidente (mais est-elle aussi évidente que cela et ne serait-elle pas plutôt un refus d’explication ?) consisterait à invoquer la protection divine.
Mais cette protection divine est-elle compatible avec les équarrissages, pogromes, hourban, Shoah et, dans le meilleur des cas, humiliations diverses qui ont jalonné l’histoire juive ? On laissera prudemment la question de côté.
Outre qu’elle est rationnellement indémontrable, comme le sont toutes les théodicées, l’explication de la survie du peuple juif grâce à une protection supérieure (bien intermittente, il faut l’admettre, ou qui emprunte des détours tortueux) fait du peuple sur qui elle s’exerce un objet passif.
Danny Trom formule le raisonnement inverse : et si les Juifs, plongés au moins trois millénaires durant dans un environnement hostile, avaient développé leurs propres modalités de survie ? Et si cette survie inexplicable à vue humaine, envers tout et contre tous, ils ne la devaient qu’à eux-mêmes ? La réflexion érudite de l’auteur examine un texte à sa manière aussi déroutant que l’Ecclésiaste : celui qui raconte comment Esther, la fille adoptive de Mardochée, sauva son peuple, le peuple juif, du massacre prémédité par Haman, le vice-ministre d’Assuérus/Xerxès Ier. Cette histoire orientale, avec ses eunuques et ses complots, constitue la source de la fête de Pourim, le carnaval juif, célébré entre février et mars. C’est la victoire de la beauté (Esther 2, 7) sur la cruauté politique de Haman. Ce dernier avait eu recours devant Assuérus à un argument dont l’antisémitisme se nourrira à travers les siècles (3, 8) : « Il est une nation répandue, disséminée parmi les autres nations dans toutes les provinces de ton royaume ; ces gens ont des lois qui diffèrent de celles de toute autre nation ; quant aux lois du roi, ils ne les observent point : il n’est donc pas dans l’intérêt du roi de les conserver » (trad. Bible du Rabbinat).
Le livre d’Esther, exemple rare de persécution anti-juive qui échoue, ne mentionne pas une seule fois le nom de Dieu et n’a rejoint le canon des textes bibliques qu’après d’interminables réticences et résistances. De tous les livres de la Bible, il est le seul à ne pas figurer dans la bibliothèque extraite des grottes de Qumrân (ce qui n’est peut-être qu’une coïncidence). De même, il n’est jamais cité dans le Nouveau Testament. Par un paradoxe sinistre, Luther, notoirement antisémite, s’appuya sur le livre d’Esther, qui narre le sauvetage des Juifs, pour les condamner (« Oh, combien les Juifs aiment le livre d’Esther, il est si bien ajusté à leur soif de sang, à leurs sentiments et espoirs de vengeance et de meurtres », cité p.88, note 25). Danny Trom scrute la multitude des commentaires que l’érudition rabbinique tissa autour de cet épisode biblique. L’enjeu, pour le dire avec les mots du Grand Siècle français, est de savoir s’il est possible de tirer une politique de l’Écriture sainte, dans un monde pour lequel il n’y a pas eu de rédemption. Quelle figure prit le politique pour un peuple qui, sans État, ni territoire, ni armée, ni drapeau, parvint malgré tout à conserver sa cohésion (de même que le judaïsme a traversé les siècles en l’absence de toute autorité centrale, sur le modèle de la papauté) ? Avec l’éclat éblouissant d’un arc électrique qui irait du livre d’Esther à l’Israël moderne, Danny Trom montre qu’en dépassant l’idée hégélienne de l’État envisagé comme but de l’humanité, non seulement la tradition juive parvint à créer des formes politiques originales, comme la shtadlanuth, l’intercession auprès des puissants, mais encore à les anticiper. Quand on lit dans tous les livres d’histoire du judaïsme alsacien que Cerf Berr (1726-1793), une grande figure de shtadlan, comme Yossel de Rosheim, fut le représentant de la « nation juive » d’Alsace ; quand on lit que le comte de Clermont-Tonnerre déclara « il faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus », qu’est-ce que cela signifie ? Que veut dire ce concept de « nation », alors que les Juifs ne possèdent aucun des attributs classiques de la nation, mais que, paradoxalement, la « nation juive » a duré plus longtemps que l’Empire romain ? Le sionisme ne serait donc pas une imitation tardive et gauche du mouvement national qui embrasa l’Europe au XIXe siècle, mais sa matrice, son ancêtre.
« Le peuple juif est déjà arrivé pour sa part au but vers lequel les peuples du monde sont encore en marche. […] en vivant la paix éternelle, il se tient en dehors d’une temporalité guerrière ; en reposant au point d’arrivée qu’il anticipe dans l’espérance, il se sépare de la marche de ceux qui se rapprochent de lui dans le travail des siècles » (Franz Rosenzweig, L’Étoile de la rédemption, Éditions du Cerf, 2003, p.462).
Gilles Banderier
Chercheur en sciences sociales au CNRS, Danny Trom est membre du « Laboratoire interdisciplinaire d’étude des réflexivités » à l’EHESS.
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