Père et fils, David Léon
Père et fils, 2013, 36 pages, 9,80 €
Ecrivain(s): David Léon Edition: Espaces 34
Naufrage
Père et fils est la seconde pièce éditée de David Léon après Un Batman dans sa tête. Il s’agit d’un texte court à quatre personnages de facture plus « classique » : un père, son fils, un homme et une femme militarisés. A sa lecture, nous ne pouvons pas ne pas penser au très récent naufrage près des côtes de Lampedusa qui coûta la vie à plusieurs centaines de morts, exilés venus de Libye dans l’espoir d’entrer en Europe, même si le lieu théâtral est un lieu de nulle part. En outre, la photographie d’Alain Gourhant, Méditer sur l’éphémère, de la première de couverture, introduit le motif central de la pièce : l’embarcation échouée sur une plage, celle des exilés et qui constitue les trois « paysages » de la pièce, p.9 et p.34, à l’incipit et à l’excipit et au centre de l’œuvre p.24 :
A l’antipode
L’océan
Qui disloque toutes les barques
A l’antipode
Une dernière barque surpeuplée
Qui cisaille l’océan
Ces tas de planches
Les barques éclatées
Ce sont les hommes, les femmes et les enfants qui affluent sur les plages, qui sont enfermés dans des camps dont parle le père que la didascalie nomme « l’homme », témoin de l’inhumaine condition. Ainsi dit-il, p.10 : « les baraquements des hommes des femmes des enfants à perte de vue… » ou bien encore p.15 : « Les hommes et les femmes entraient dans les baraques et d’abord ils criaient en sourdine… », ou p.22 « les hommes les femmes et les enfants étaient réunis autour des cylindres désossés… » Ils ne sont que des ombres, l’objet de la parole et jamais personnages. Ceux qui font partie de la liste initiale des personnages sont de manière symétrique et parallèle : un couple complémentaire père-fils et le second, une femme et un homme militarisés.
Le père et le fils vivent à la lisière d’une forêt, dans une grange. Le père est celui qui va du côté de la plage et qui en revient (la didascalie il sort structure les « scènes »). Il est celui que son fils nourrit comme si les fonctions s’inversaient. Benyamin, fils de Jacob dans la Genèse, le dernier jour de son père est lui créateur, sculpteur de glaise, celui qui peut en quelque sorte modeler une autre humanité :
Des visages, des corps de ma belle humanité (p.26)
Face à eux, contre eux, le couple des forces répressives qui ne savent qu’user d’un langage de la violence verbale contre les exilés, contre le père et le fils.
L’homme dit : Pas ça au fond de slip saloperie de merde de mort.
D’ajouter un peu plus loin : Enculé de merde de mort
Et la femme de répliquer : putain de cendres.
Ils incarnent la destruction, ils fusillent le père et le fils, ils anéantissent les sculptures tandis que le père et le fils leur résistent. Le fils nourricier va au fond de la mer pour échapper à l’anéantissement. Image christique d’une pêche miraculeuse. Seul le père, jusqu’au bout, résistera à la haine, sera la lumière du monde et de la vie que les bougies incarnent symboliquement et théâtralement. Le père fait le noir final en les éteignant.
David Léon dans cette seconde pièce parle sans pathos du destin que partagent des milliers d’hommes et de familles qui quittent Afrique et Moyen-Orient, dans cette période de conflits. Mais son propos est sans aucun doute beaucoup plus universel. Il a choisi en exergue de son texte de citer le hongrois Imre Kertész, rescapé de la Shoah et son Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, comme si l’humanité était au fond incapable d’affronter sa mauvaise conscience. Les hommes construisent encore et encore des camps pour interner d’autres hommes, établissent de nouvelles frontières infranchissables.
Père et fils a été l’objet d’une lecture par son auteur en 2012, à La Baignoire à Montpellier.
Marie du Crest
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