Peindre debout, Dado
Peindre debout, juin 2016, préface Anne Tronche, édition établie et annotée par Amarante Szidon, 288 pages, 25 €
Ecrivain(s): Dado Edition: L'Atelier Contemporain
« Dans un monde impitoyable fait d’interdits et de canons, l’art est le seul espace de liberté dans lequel, dès l’enfance, j’ai sauté sans élan », Dado
Peindre debout, publié par les Editions L’Atelier contemporain dans la collection Ecrits d’artistes, est un recueil de vingt-trois entretiens (enrichi d’une préface et d’une postface très importantes, de repères biographiques sur une quarantaine de pages et de nombreuses références et photographies d’œuvres, celles de Dado et celles qui ont compté pour lui) dans lesquels se révèle le portrait d’un homme complexe et émotionnellement riche et surtout d’un artiste aux multiples talents (dessin, peinture, gravure et sculpture).
Dado affirmait que la liberté du créateur était dans la transgression des tabous moraux, esthétiques et économiques de son époque, dans l’audace de son style et le dévergondage de sa pensée. Dès 1956, une époque où dominait l’abstraction, il va se démarquer et déranger par son expression hors des modes et des tendances majoritaires. Dès 1969, il imposera son langage figuratif dans un subversif dévergondage. Pourtant, comme le rappelle Anne Tronche dans sa préface, Dado ne se laissait jamais réduire à une interprétation plutôt qu’une autre. Le désordre anatomique est la somme des douleurs, spasmes des organes ou des muscles, sclérose des os. Passager clandestin entre Orient et Occident, lui qui est né à Cetinje au Monténégro (Royaume de Yougoslavie) a principalement vécu en Europe et en France plus particulièrement. Et « sa peinture résonne dans tous les cris possibles (passion, crainte, provocation, menace, raillerie) » nous dit Anne Tronche. « Son terrain d’action est celui d’une révolte qui dérègle le réel sous la poussée d’une sensibilité malmenée par l’attraction du vivant et la répulsion des régions hantées par la mort », souligne Anne Tronche encore.
Ensuite, les entretiens obéissent à une chronologie et sont d’une grande intensité. Son premier grand entretien, il l’a accordé à Marcel Billot et Germaine Vialatte, et c’est avec une grande simplicité qu’il se prête à cet exercice ici retranscrit fidèlement. Sa peur de la mort, son dégoût pour la viande qu’il évoque au début, s’affine et se précise au fil des discussions et de ses œuvres où dominent la chair vive, voire sanguinolente, la couleur. « Je vis dans le monde des formes, dit-il, c’est sur ce plan-là que la mort arrive comme une espèce d’explosion volcanique, l’horreur ». Insistant sur la conscience de la décomposition, et même l’idée de « voir sa propre décomposition », il évoque une « mystique de la damnation » d’où apparaîtrait le sentiment d’éternité face à la beauté de la nature. Pourtant « Nous, on est de la merde, c’est un truc que je vais peindre un jour », dit-il.
Tout jeune adolescent, bouleversé par le décès d’un ami, tué par son frère dans d’atroces circonstances, et avant cela, par la fin de sa mère, morte en couches hémorragiques dont il a vu les litres de sang sur le matelas où elle agonisait, alors qu’il n’a que onze ans ; marqué par les guerres auxquelles il dit avoir toujours échappé mais dont il a vu les ravages, la mort est omniprésente dans son œuvre, violente toujours. Ces visions obsessionnelles sont celles de morts atroces souvent décapitées auxquelles il a été confronté ; celle de son ami, celle de ce malheureux passé sous un train, « cf. une œuvre de 1954, le Cycliste où l’on voit une femme amputée sans bras ni jambe mais au pubis proéminent).
Dado n’est pas un pseudo, mais le nom que lui donnait sa mère. Le portrait qu’en a fait Daniel Cordier est le suivant : « petit bonhomme barbu, débraillé, à la voix douce et au langage châtié, à la fois moqueur et triste, vivant dans un désordre irrémédiable, entouré de hiboux, de chats, de moutons et d’enfants ».
Sa sensibilité s’exprime au-delà de l’œuvre dans les traces qu’il en donne, dans l’émotion d’une main qui sera pour lui plus impressionnante que de voir un corps décapité. La seule façon de se débarrasser de ces obsessions-là est selon lui le recours à l’art primitif et il fera référence à Lamentation de Christ mort de Mantegna qu’il aimait beaucoup, à sa façon d’utiliser la couleur, « les grisailles de Mantegna sont impalpables ».
Il nous dit par exemple qu’il a beaucoup étudié la peinture dans les livres plutôt que dans les musées où on perd du temps et de l’énergie. Il reconnaît son influence dans ses débuts, chez Konrad Witz, et à la fin de sa vie son admiration pour Jérôme Bosch. Le dessin « comme exercice mental » tout comme ses sculptures sont jetées comme ça, dit-il, « dessiné directement ». Il explique qu’il n’efface jamais mais rajoute sans cesse. « Un tableau qui a vraiment une vie à lui et qui est beau, c’est un tableau où il y a au moins une dizaine de tableaux, il a été dix fois terminé et c’est la dixième fois qui compte » et encore, finalement, une peinture est toujours inachevée ! Jamais de dessin préparatoire donc, mais un mouvement circulaire qui va de la vie à la mort, de la mort à la vie.
Nous apprenons beaucoup dans ces entretiens, à la fois sur sa façon de travailler et son évolution personnelle et artistique. Il racontera par exemple comment grâce à Dubuffet, son premier marchand sera Daniel Cordier, secrétaire de Jean Moulin pendant la seconde guerre mondiale. Il évoquera comment il a commencé à peindre des bébés et pourquoi cette peinture-là est importante pour lui : « une façon d’aborder le monde du véritable début », et lui a été inspiré par une toile de Rubens.
Evoquant fréquemment son rapport à ce traumatisme lié au sang, il expliquera pourquoi malgré tout il n’y a pas de liquides, pas de sang dans sa peinture, seulement des « écorchés vifs » « par pudeur » précisera-t-il. Et chaque fois qu’il évoquera ses « écorchés vifs » on ne pourra s’empêcher de penser à cet épisode qu’il a raconté au début où enfant, il avait dépiauté un lapin sans état d’âme.
Dans sa peinture et ses seuils successifs, il y a une permanence de l’horreur, le désespoir du monde, cette espèce de malédiction qui ne finira pas, qui recommence sans cesse, de la naissance jusqu’à la mort. Le bonheur ne l’intéresse pas, ce sont les gens tourmentés, angoissés qu’il trouve intéressants et qui s’intéressent vraiment à sa peinture. Il ne peint pas pour exorciser mais pour constater. « Je crois que le monde a toujours été un enfer et qu’il restera toujours un enfer ». Dans un entretien donné à Jacques Henric et Catherine Millet, il dira que la cruauté des images peintes sont bien le souvenir de scènes violentes dont il a été le témoin.
Pourtant, il n’y a pas de désespoir chez lui ni dans sa peinture. Il dit se contenter de montrer le monde tel qu’il est, même si, rajoutera-t-il, en regardant sa peinture on peut se dire « qu’est-ce qu’il se trimballe ». Il trouve le désespoir tout aussi réac que le bonheur. On peut avoir des moments de joie (l’expression « moments de grâce » ne lui convient pas), mais ça ne dure pas longtemps. Et il évoquera ces moments magiques qu’il surprend dans la musique (cf. la main de la soprano britannique Patrizia Kwella) ou sa passion quasi fanatique pour Haendel (qu’il dit être son meilleur ami), passion qui surprenait : « Haendel vous montre des ciels étagés, des nuages extraordinaires […] le minéral, la lumière, la végétation sur les volcans d’Auvergne, un pied-de-nez à la lave et à la mort. Haendel est, pour moi, la survie ».
Ses collages sont le résultat de dessins réutilisés. Il disait que le collage rendait bien toutes les strates du travail par superpositions ; ces strates dont il parlait pour le dessin auparavant, ce sont des images qu’on ne voit plus dans la peinture, une fois achevée. Une de ses plus belles œuvres reprend Le livre de Job dont il a dit « avoir voulu le faire exploser » en reprenant tout à la gouache. Mais ses collages faits à partir de la reprise de dessins n’ont pas plu, ils ont choqué, dit-il. Pour lui le collage répond à une nécessité quasi charnelle, un besoin aigu et sensuel, « un peu comme quelqu’un qui est très affamé » et il sait de quoi il parle, car la faim il a connu ça.
Donner vie à une œuvre par assauts, élans incessants, recherche d’une nouvelle manière à chaque fois, c’est ça qui l’intéresse, non pas ce qu’il va peindre mais comment il va peindre. Il avoue que son seul problème est ce « rut permanent de la peinture » et surtout « qu’elle soit de plus en plus terrifiante ». Ecorché, il l’est, à l’image de ses tableaux qui sont, selon ses dires, fait de bouts de sa propre chair.
Graveur prolifique, il est le seul à travailler sans support, ce qui est très difficile. Dans l’entretien exceptionnel donné à Annick Duvillaret, productrice de France Culture, on voit la trace, le cheminement, y compris l’évolution malheureuse, l’acuité du trait, la griffe qui écorche et ce qui rend vivant son travail, comme des routes narratives comme dans les tableaux, ces tableaux qui chacun en contient dix. La sculpture également témoigne de sa fascination pour l’anatomie née dans l’enfance, « moi je travaille sur l’inavouable, pas sur l’illisible, mais sur l’irracontable ».
Passionné de littérature et frustré du fait de sa non-maîtrise du français, il analysera souvent son œuvre comme une œuvre écrite, et ses discours autour de la littérature et de son œuvre comme écriture sont passionnants. Qu’il nous parle de ses six heures passées à peindre le matin, deux heures à dessiner le soir, ou de sa façon qu’il a d’aborder un dessin, sans idée préconçue, avec seulement comme objectif d’échapper un peu à la vie, même si c’est toujours dans un état de tension permanente, l’œuvre quand elle arrive alors lui tombe littéralement dessus « comme une tuile ».
Moyen de s’évader de la vie et de soi, tout art, concède Dado, mène cependant à une auto-trahison car on revient toujours à soi et au monde. « L’art finit toujours par dire la vérité ». Son œuvre témoigne de sa vulnérabilité face à la vie, « Je ne suis que ça, vulnérabilité et destruction. Les artistes ressemblent à leur œuvre ».
S’il refuse qu’on lui parle d’onirisme dans ses œuvres, il reconnaît sa difficulté à différencier rêve et réalité, et leur capacité prémonitoire : « je crois que mes dessins contiennent ce que Victor Brauner appelait des signes avant-coureurs, des indications de choses qui vont arriver ».
Dado se raconte et c’est un pur plaisir, il raconte l’exigence de son travail, l’énergie qu’il y met, totale, viscérale, qui le fait pousser très loin ses possibilités « jusqu’à être essoufflé jusqu’à l’os… mais pour moi, c’est la mort aussi, ça me fait peur ». L’effort est monstrueux et destructeur à mesure qu’il avancera en âge. « Je vais devenir ma propre peinture, dit-il, ma peinture me fait tout en me défaisant». Il sent ses personnages devenir vivants, absorber sa vie à lui. Mais il n’a pas le choix que de continuer car « la peinture, ce sont ses branchies ».
« Un tableau ressemble à un gouffre », sur douze mois d’exécution, « on a beaucoup reculé pour pouvoir avancer un petit peu ». Ça ne veut pas dire qu’il y tombe, mais qu’il y descend pour en remonter la lumière, cette lumière nécessaire « qui est le père ». Les sujets d’un tableau pour être beaux doivent être vrais, peu importe si ce qu’on montre est atroce.
Ainsi au fil des entretiens donnés le plus souvent pour France Culture, on avance dans son œuvre en sa compagnie. Des surréalistes auxquels il se défendait d’appartenir, il se reconnaissait une parenté mais il ne voulait pas qu’on dise qu’il s’agissait de peindre un monde personnel, au contraire ce qu’il peignait c’était « les préoccupations de tout le monde… le phénomène de la vie, les matières organiques et la mort, cela concerne parfaitement tout le monde ». Il a peint des monstres d’un coloris verdâtre « sournois » qui mettent mal à l’aise, des couleurs organiques. Pourtant ce sont des couleurs parfaitement naturelles, fluides, viscères (ventre ouvert). « L’horreur est circulaire, elle ne finit pas, jamais ».
Comme Kierkegaard qui écrivait debout, ce qui explique la vivacité de son écriture, Dado peint debout, dit-il. « Peindre debout, c’est comme avoir quelqu’un devant soi qu’on regarde dans les yeux ». Son œuvre dit sa lucidité face à un monde violent où la notion de bonheur, de réussite, de carrière est selon lui « un piège à gogos » et où la seule réalité, la seule vérité demeure dans « se lever le matin, vivre chaque jour et se reposer chaque nuit ». Le reste pour lui est « pornographie » et « pure perversion ». « Je suis enceint de la violence aussi mais cette peinture ne peut être faite que par un barbare des Balkans. Je suis un authentique peintre des Balkans ».
Marie-Josée Desvignes
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