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Pedro Páramo, Juan Rulfo (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy 21.11.19 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Amérique Latine, Folio (Gallimard), Roman

Pedro Páramo (1955), trad. espagnol (Mexique) Gabriel Iaculli, 184 pages, 7,90 €

Edition: Folio (Gallimard)

Pedro Páramo, Juan Rulfo (par Léon-Marc Levy)

 

Comme un ruban tressé, Juan Rulfo déroule une histoire à plusieurs voix venues des vivants et des morts, du passé et du présent, du réel et du fantasme. La virtuosité de ce roman est époustouflante : la complexité du récit est rendue d’une simplicité biblique par la maîtrise de Rulfo, sa capacité rare à rendre infiniment fluide une lecture qui joue sur les temps, les locuteurs, les lieux.

Peu importe qu’on nous annonce la mort de Pedro Páramo au début du récit, quand son fils oublié, Juan, arrive au village de Cómala. C’est bien lui le héros du roman, qui écrase de sa présence tyrannique son monde, morts et vivants, dans un même mépris, une même violence, une même cruauté. Il est la figure latine américaine du tyran local, sorte de seigneur qui règne par la richesse et la brutalité. Il est le frère littéraire des micro-dictateurs de Gabriel Garcia Marquez, Mario Vargas-Llosa, Miguel Ángel Asturias et bien d’autres. Sa haine de vivre, sa vision amère du monde est alimentée par le souvenir obsédant de la seule femme qu’il a vraiment aimée, Susana San Juan. Sa mort, décortiquée dans le moindre moment de l’agonie, hante Pedro, ses jours et ses nuits, ses crimes et ses délires.

Mais le sujet du roman de Juan Rulfo n’est pas là. Il est dans Cómala, et La Media Luna où est la maison de Páramo, qui sont les vrais personnages centraux du roman. Le village, les maisons, les rues, les églises sont les écrins des souvenirs des morts, les témoins des souffrances des vivants. Chaque pierre porte en elle l’histoire des misères de ceux qui les ont habitées. Lieux peuplés de fantômes, ils sont bruissants du murmure des morts qui – en un chœur vibrant avec les vivants – disent les misères et le Mal.

« Ici, ces heures-là sont pleines d’effroi. Si vous voyiez toutes les âmes qui vaguent dans les rues ! Elles sortent à la tombée de la nuit. Personne n’aime les voir ».

Face au Mal, les âmes de Cómala se tournent vers l’église, supposée aider les pauvres et les douloureux, lutter contre les forces démoniaques. Mais l’église est absente, dépassée, elle-même abandonnée dans ces villages reculés et arriérés. Comme le dit ce curé qui refuse l’absolution à un paroissien : « … mes mains ne sont pas suffisamment pures pour te donner l’absolution. Il te faudra chercher ailleurs ».

Ailleurs, c’est où ? Le village écrasé de soleil et de misère semble dessiner les limites du monde. Pour les gens, il n’y a pas d’ailleurs connu, imaginable. Le monde est ce désert, de pleurs et de solitude. Chaque objet est témoin de la souffrance, de la tristesse, du passé, du présent, de l’improbable avenir. Au souvenir des douleurs passées font écho les douleurs présentes. A la solitude de la mère morte, fait écho la solitude de la fille. Morte aussi et qui dit :

« T’en souviens-tu Justina ? Tu avais rangé les chaises le long du couloir pour que les gens qui viendraient la voir puissent s’asseoir en attendant leur tour. Elles sont restées inoccupées. Ma mère est restée seule au milieu des cierges, avec son visage blême, ses dents blanches qui se montraient à peine entre ses lèvres violacées, durcies par la mort livide, ses cils désormais tranquilles et tranquille aussi son cœur. Et toi et moi, qui n’arrêtions pas de prier, sans qu’elle pût rien entendre, sans que nous pussions rien entendre, car tout se perdait dans la nuit avec le tumulte du vent. […] Personne n’est venu la voir. Ç’a été mieux ainsi. La mort ne se distribue pas comme si c’était un bien. Personne ne va jamais chercher la tristesse ».

Le chœur funèbre des vivants et des morts compose une harmonie parfaite. L’écriture de Juan Rulfo le chante du plus profond des âmes des villageois d’autrefois, de jadis et d’aujourd’hui. Le roman se déploie comme une parole à mille voix dans lesquelles se dit la condition des miséreux.

Une œuvre littéraire au souffle universel.

 

Léon-Marc Levy

 

Juan Rulfo (1917-1986), de son nom complet Juan Nepomuceno Carlos Pérez Rulfo Vizcaíno, écrivain, scénariste et photographe mexicain mondialement connu pour son recueil de nouvelles Le Llano en flammes et son roman Pedro Páramo, fut un des grands écrivains latino-américains du XXe siècle. Dans ses œuvres est présente une combinaison de réalité et fantaisie dont l’action se déroule en scènes rurales et post révolutionnaires de Mexico. Ses personnages représentent et reflètent la typicité du lieu avec ses grands problèmes socio-culturels au sein d’un monde chimérique. L’œuvre de Rulfo, et avant tout Pedro Páramo, est le tournant de la littérature mexicaine qui marque la fin du roman révolutionnaire (courant littéraire dont les auteurs principaux sont Martín Luis Guzmán, Francisco L. Urquizo et Mariano Azuela), ce qui permit les expérimentations narratives, comme c’est le cas de la génération du milieu du siècle au Mexique où les écrivains appartiennent au boom latino-américain.

 

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A propos du rédacteur

Léon-Marc Levy

 

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Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

Domaines : anglo-saxon, italien, israélien

Genres : romans, nouvelles, essais

Maisons d’édition préférées : La Pléiade Gallimard / Folio Gallimard / Le Livre de poche / Zulma / Points / Actes Sud /