Péchés Capitaux, Jim Harrison
Péchés Capitaux, septembre 2015, trad. de l’anglais (USA) par Brice Matthieussent, 350 pages, 21 €
Ecrivain(s): Jim Harrison Edition: Flammarion
Depuis 1971, l’œuvre de Jim Harrison (1937) s’étoffe environ tous les deux ans d’un nouvel ouvrage, et, force est de l’admettre, après en avoir lu sept ou huit, dont les inévitables Sorcier, Dalva, La Route du Retour ou encore Légendes d’Automne, on peut avoir l’impression d’avoir eu un bon aperçu de son œuvre et se dire qu’on va passer à autre chose. A vrai dire, depuis la parution des Aventures d’un Gourmand Vagabond et, l’année suivante, d’une autobiographie, on avait un peu l’impression que Harrison lui-même avait fait le tour de la question et qu’on était trop paresseux pour aller y voir… Puis, à force de néanmoins lire environ tous les deux ans dans la presse spécialisée que le dernier Harrison est un excellent roman, on se dit qu’on va craquer et s’en lire un. Autant le préciser de suite : il m’est impossible de comparer avec un quelconque de ses romans publiés durant les années 2000, mais j’ai l’impression que Péchés Capitaux est 1° un tout grand roman même aux normes de Harrison ; 2° une fameuse cure de jouvence par rapport à ses thématiques habituelles ; 3° un roman-somme ludique. En somme, une perle rare.
L’histoire est relativement simple, voire clichée au possible – mais nul doute que c’est voulu, étant donné certains clins d’œil évoqués ci-après : l’inspecteur Sunderson, divorcé de Diane et père adoptif de Manon, prend sa retraite. Il a une aspiration désormais, lui qui vient de résoudre une pénible affaire de secte, c’est pêcher la truite à proximité du bungalow qu’il s’est offert dans le Nord Michigan. Comme s’y attendrait le moindre amateur de romans policiers, cette retraite va connaître des remous, pour ne pas dire des tempêtes à cause d’une série de meurtres commis dans le voisinage direct de Sunderson, composé essentiellement d’une famille, les Ames, sorte de mélange brutal entre les dégénérés de Deliverance et une mafia de rednecks face auquel les forces de l’ordre sont impuissantes. J’oubliais : le bungalow, Sunderson a pu se l’offrir après avoir extorqué des fonds au management d’un groupe de rock dans des conditions rocambolesques à New York… Tout est en place : un roman policier de bonne facture peut débuter.
Sauf qu’il s’agit de bien plus qu’un simple roman policier : il s’agit aussi d’une grande réflexion sur ce que sont les péchés capitaux, au nombre de sept selon la Bible, et la possibilité de leur adjoindre un huitième : la violence, « une tradition ancestrale en Amérique […]. A l’école, les livres d’histoire ne parlent pas des milliers de lynchages ni de cette habitude de tirer vers le sol dans les tipis pour tuer les femmes et les enfants indiens pendant leur sommeil. Beaucoup de journaux ont proclamé qu’il fallait exterminer tous les Indiens, comme la presse nazie dans les années trente avec les juifs ». Voilà qu’est posée la thèse : les Etats-Unis étant fondés sur la violence, il est naturel que celle-ci ressurgisse à tout moment et soit l’ultime péché de cette société. Cette réflexion est le fait de Sunderson, qui voudrait rédiger un essai sur la violence en tant que huitième péché capital, et cela génère parmi les passages les plus exaltants du roman, ceux où cette réflexion se fait jour, comme par exemple dans ces lignes-ci : « L’ajout de la violence à la liste des Sept Péchés Capitaux n’avait apparemment aucun fondement théologique solide. A certaines époques, toutes les religions semblaient se complaire dans la violence avec la bénédiction des plus hautes autorités spirituelles, et le Moyen-Orient paraissait ne s’être jamais remis des croisades. […] On se demande ce que Mahomet et Jésus pensent de cette immense conflagration qu’on appelle l’Histoire ».
Qu’on se rassure : Péchés Capitaux n’est pas pour autant un roman à thèse ou, pire encore, un de ces romans où l’histoire succombe à la réflexion, où l’auteur étalerait une érudition de pacotille entre deux minces couches narratives – et à charge pour le lecteur de se nourrir de la chose. Comme indiqué, cette réflexion est avant tout le fait du personnage principal, l’inspecteur à la retraite Sunderson, qui désire donc écrire un essai sur le sujet. Mais, outre qu’il a une enquête et une vie à mener, il souffre d’un sérieux handicap : il ne sait pas comment écrire. Du coup, Péchés Capitaux est aussi un roman sur l’écriture, entre Sunderson qui peine à aligner deux phrases (mais copie des passages chez Djuna Barnes et, surtout, Nabokov, dont Ada, ou l’Ardeur semble contenir en germe tout ce qui peut exciter la plume de l’inspecteur, en terme stylistique en tout cas), et Lemuel Ames, le mouton noir de la famille hors-la-loi, qui fait lire à Sunderson des chapitres de son roman policier en cours d’écriture, à ceci près que ces chapitres semblent très inspirés par la réalité, voire être des aveux… Ajoutons des références d’une grande pertinence à Elmore Leonard et Raymond Chandler, et le tour de la question est quasi fait, avec légèreté et élégance : comme la réflexion sur la violence, la question de l’écriture est saupoudrée en quantité minime au fil de la narration.
Et celle-ci contient plus encore : une enquête, avec ses fausses pistes et ses inquiétudes, bien que Péchés Capitaux soit loin d’être un thriller, et la vie de Sunderson, et les réflexions de celui-ci sur celle-là. Ainsi, il parvient à s’exonérer de quasi tous les péchés capitaux tout en se rendant coupable de chacun d’entre eux, à commencer par la luxure : Sunderson a le cerveau branché en ligne directe sur le caleçon, c’en est quasi émouvant, et cela avec un naturel confondant, sans la moindre once de culpabilité (ou presque, mais pas trop) et avec un plaisir véritable ressenti à la vision de sa voisine pratiquant le yoga en tenue très légère. Quant à la gourmandise, nous sommes dans un roman signé Jim Harrison, donc, comme à l’habitude, le lecteur attentif s’en tire avec au moins une recette notée sur un bout de papier et deux ou trois visites au frigo pour cause de fringale inexplicable. Et les cinq autres péchés, Sunderson s’en rend aussi coupable en cours de roman – et il cède d’ailleurs à la violence…
Le tout est mené de plume de maître par un Harrison en verve narrative, faisant preuve à l’occasion d’humour noir (« Il faudrait deux flics pour hisser le corps sur la berge de la rivière, le médecin légiste ayant déjà beaucoup de mal à extirper sa propre graisse d’un canapé. Monica l’appela à minuit pour lui apprendre qu’on avait retrouvé un coyote mort tout près des restes du déjeuner du garçon, preuve que c’était encore le poison qui était la cause du décès. Sunderson pensa aussitôt qu’il était bien triste qu’un coyote ait été la victime collatérale de cette hécatombe »), et en tout cas passionnant de bout en bout. De là à dire que le lecteur négligeant s’apprête à faire amende honorable et rattraper le retard de lecture « harrisonienne », il n’y a qu’un pas, qu’il franchira en lisant Grand Maître, le roman dans lequel apparaît l’inspecteur Sunderson, à qui on souhaite une longue vie pleine de rebondissements, policiers et matelassiers.
Didier Smal
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