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Peau de femme, Philippe Comar

Ecrit par Sophie Galabru 22.01.15 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, Gallimard

Peau de femme, janvier 2015, 240 pages, 17,90 €

Ecrivain(s): Philippe Comar Edition: Gallimard

Peau de femme, Philippe Comar

 

Une jeune femme dissèque minutieusement tout son corps, sous tous ses angles, plis, recoins et orifices, à travers ses humeurs et ses hormones, ses hivers et ses printemps. Anatomie du corps perçu jusqu’aux tréfonds du corps vécu, le livre nous offre une décomposition de l’intérieur par l’extérieur, conduisant jusqu’au bout l’ambivalence délicate d’avoir un corps tout en étant son corps. Comme un animal en pleine mue, une femme se vit selon sa chair, se raconte selon ses histoires de peau, et expulse ses amours par tous les pores. Il lui faut par là se retrouver et se perdre selon ses plus vives sensations qui sont autant de points nébuleux de ses souvenirs charnels.

S’ouvrant par ce qu’il serait convenu d’appeler une phénoménologie du corps, le livre séduit donc d’abord par une écriture venue d’ailleurs que de l’esprit. Affirmant la pluralité des corps selon une division ultime entre l’extérieur et l’intérieur, la multiplicité des corps se déploie selon le rythme et les impressions d’une femme encore assez jeune pour se découvrir et assez mûre pour se connaître un peu. Le corps-objet ou le corps-machine, le corps malade, le corps des orifices, le corps amoureux, le corps des souvenirs, le corps du quotidien, le corps imaginé, le corps d’une cantatrice, le corps-professeur, bref

« il y a celui du dedans et celui du dehors, celui qu’enferment les murs du 12 passage des Tilleuls et celui qui est à l’extérieur. Celui du dedans est immense, plein de souvenirs, de rêveries, d’inavouables superstitions, celui du dehors est plus limité, rempli de choses qui ne m’appartiennent pas, immeubles et rues, poteaux et arbres, véhicules, piétons, un monde où je ne circule qu’en étrangère, et encore avec prudence » (p.21).

Nous pourrions rapidement croire que le livre n’est qu’un vaste discours d’un corps cherchant à parler de lui, en pure perte, pour le pur plaisir esthétique ou sensationnel, voire peut-être comme une invitation à nous explorer, à penser-corps, à retrouver notre pensée selon les vérités corporelles les plus propres.

Il va s’agir plutôt de déployer ce discours charnel autour d’un corps particulier c’est-à-dire autour d’une histoire. Ce corps qui parle de lui ne se comprend qu’à travers son rapport à l’autre, celui avec qui elle vit, l’autre corps qu’elle aime ou qu’elle trompe, qu’elle admire ou qu’elle déteste. Le passage se fait assez tôt, quand la narratrice se demande encore comment peut s’opérer le passage d’un corps à l’autre, cette conversion plutôt cette inversion corporelle et spirituelle, puisque tout va ensemble. C’est ici qu’intervient le « tu » vers lequel sa voix ne cessera plus jusqu’à la fin, de s’adresser. Elle analyse alors sa vie conjugale à la seule lumière ou plutôt à la seule opacité de son corps tel qu’il vécut, ressentit, tel qu’il fut regardé, aimé, désiré ou ignoré, vaincu voire humilié. Aucune tricherie possible avec le corps, encore que… Le corps qui désire peut devenir un corps de besoins, un corps de dépendance, un corps-passion comme elle en fait la douloureuse expérience « avec le Serbe », amant indélébile qui marquera la descente vers des descriptions cruelles d’un corps en perdition, déchu, presque « sans âme ».

Cette introspection minutieuse de ses idylles comme de ses déboires sexuels ne nous permet pas tant de comprendre cette femme, ni de la juger, que d’y voir le jeu mystérieux d’un corps et d’une âme disloqués. Son esprit est en effet bien souvent en retard sur son corps, voilà l’intrigue que suscite son récit. Soit qu’elle désire plus d’hommes qu’elle ne les aime, soit qu’elle aime son compagnon plus qu’elle ne le désire, le grand dérèglement a lieu dans la dépendance morbide pour un de ses amants. Ce Serbe qui n’était qu’un corps de jeux, un corps d’abandon sensuel enraye la machine et lui démontre combien le dualisme est intenable : le corps fait triompher les droits de son vécu et se transcende pour emporter la narratrice dans un amour imprévu et catastrophique. Il semble alors que la mélancolie qui suivra la rupture avec son amant, ses libertinages de consolation, son inertie psychique et physique, la lassitude de l’amour conjugal la conduisent tous vers le même besoin de retrouver un semblant d’union.

Ce qui lui manque c’est bel et bien la passion, non comme effet du corps sur l’esprit comme le disait Descartes dans le Traité des passions, mais comme élan, initiative, puissance de conquête. Elle comprend qu’il lui faut retrouver un soi corporel sous-tendu par ses instincts propres plutôt que par ceux des autres, et que les sens ne subissent plus le poids des illusions, des conventions, des regrets et des rancunes, du temps qui passe – des rancunes un peu trop écumées dans la deuxième partie du livre d’ailleurs. L’oubli de soi dans la mélancolie, la paresse, ou le désœuvrement est finalement empêché par l’attachement permanent et définitif à notre corps soucieux d’un réveil. Le livre a un mérite évident : celui de nous faire comprendre l’importance souvent implicite ou ignorée du corps, et combien il lui revient de sentir les significations à donner aux différents moments de notre existence comme les décisions qui permettent sa régénérescence ; ce que la narratrice tente dans une lutte désespérée d’accomplir.

 

Sophie Galabru

 


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A propos de l'écrivain

Philippe Comar

 

Philippe Comar est un plasticien français, scénographe, commissaire d’expositions et écrivain. Il est professeur de morphologie à l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts (Ensba) de Paris. Il a été exposé au Centre Georges Pompidou en 1981 ; « In Situ » en 1982, « Daniel Corider. Le regard d’un amateur » en 1989 ; à la Biennale de Venise en 1986, au Műcsarnok-Kunsthalle à Budapest en 1999 ; au Museu Picasso à Barcelone en 2008. Ses œuvres figurent dans les collections du MNAM et du Fonds national d’art contemporain (FNAC). On compte parmi ses livres La Perspective en jeu paru en 1992, Les Images du corps en 1993, Mémoires de mon crâne, René Descartes en 1997 publiés chez Gallimard.

 

A propos du rédacteur

Sophie Galabru

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Rédactrice

Sophie Galabru est agrégée et docteure en philosophie. Ses recherches portent notamment sur la phénoménologie (en particulier l’œuvre d’Emmanuel Levinas), la philosophie du temps et de la narration.