Paysages après la bataille, Juan Goytisolo
Paysages après la bataille (Paysajes después de la batalla) 1985, traduit de l’espagnol par Aline Schulman
Ecrivain(s): Juan Goytisolo Edition: FayardLe dernier prix Cervantès, le prix le plus prestigieux de la littérature hispanique, a été décerné en novembre dernier à Juan Goytisolo, couronnant l’œuvre d’un octogénaire (il a eu 84 ans le 6 janvier dernier) qui compte pas moins d’une vingtaine de romans et d’une douzaine d’essais.
Un écrivain espagnol très français puisqu’il a vécu de nombreuses années à Paris et a fait du quartier du Sentier un lieu hautement littéraire, y implantant et y développant plusieurs de ses fictions et récits.
Paysages après la bataille nous propose un récit éclaté, morcelé en une multitude de récits brefs, qui se suivent parfois, se font écho à distance, dressant petit à petit le portrait d’un individu pas tout à fait recommandable selon les normes du politiquement et socialement correct. Celui-ci a en effet quelques penchants que d’aucuns pourraient trouver suspects, au même titre que l’était le révérend Charles Lutwidge Dodgson, plus connu comme Lewis Carroll, séduit par Alice et ses exquis modèles du monde réel. Un exilé qui aime le mélange des cultures, des mots, des couleurs et des odeurs. Un être de fragments, rassemblant page après page les éclats d’une identité dispersés dans le temps et l’espace, tissant au fil des phrases le récit, les récits d’une vie plurielle, démultipliée dans les ruelles du quartier du Sentier qui sont autant de reflets d’autres villes, perdues mais jamais oubliées.
« Vous ne le verrez sûrement pas dans ces cafés du Quartier latin, de Montparnasse ou de Saint-Germain-des-Prés remplis d’exilés latino-américains et d’autochtones diplômés des Beaux-Arts ou de l’Ecole des Hautes Etudes, ni arriver en calèche par une de ces belles avenues qui convergent vers l’Etoile, en compagnie de Reynaldo Hahn ou d’un autre familier des Verdurins. Pour le Paris des Bourbons et des Bonapartes, planifié, neutralisé par ses architectes afin de parer à d’éventuelles explosions sociales, il n’a que du dédain. Les grandioses perspectives en carton-pâte, les édifices comminatoires et austères ne l’impressionnent pas. Ce qui l’attire – et correspond à ses goûts tristement vulgaires – c’est le Paris allogène, postcolonial et décrié de Belleville et de Barbès, un Paris qui n’est ni cosmopolite ni cultivé, mais au contraire métèque et illettré ».
Les chemins sur lesquels nous emmène l’auteur sont instables, fuyants et diffus, peuplés des ombres littéraires d’un Paris où vibrent encore les souvenirs de Proust, des impressionnistes ou des symbolistes, une ville de lumières et d’ombres où sévira l’ambigu magicien Haussmann, mais aussi bien vivant, multicolore et confus, bruyant et brillant du dedans aux soleils de l’Orient et du grand sud. L’on s’y perd et s’y retrouve comme dans les allées d’un rêve dont on essaye de se souvenir au réveil. On ne sait plus trop qui parle, du personnage, du narrateur, de l’auteur lui-même, voire de nous-même lecteur, dont la mémoire et les souvenirs sont aussi conviés, en résonance, dans cette étrange aventure littéraire où nous nous trouvons plongés.
« La relecture des cent pages de son manuscrit lui révèle l’existence d’un être fragmenté : idées, sentiments, libido tirent chacun de leur côté, le malheureux chroniqueur n’a pas été capable de les amalgamer. Feuilleter son récit dans la hâte du temps qui passe est un exercice lancinant d’irréalité : en terminant, il ne sait plus si c’est l’individu abstrait qui usurpe son nom ou si ce goytisolo est bien en train de le créer ».
Autobiographie rêvée, imaginaire et fantasque, ou rêverie littéraire, « fantaisie » romantique, surréaliste et autobiographique, ces Paysages après la bataille portent l’inquiétude d’un monde finissant, peut-être en bout de course, mais aussi l’espoir de l’humain qui survit malgré tout, avec toutes ses diversités, ses contrastes, ses paradoxes et ses énigmes, fuyant les clichés trop convenus, qu’ils soient ceux du touriste, du sociologue, ou de l’opinion silencieuse.
Un étrange voyage littéraire, entre écriture et lecture, qui n’est au fond que
leçon de choses, d’espaces et d’histoire
fable sans intention morale
simple géographie de l’exil
Marc Ossorguine
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