Paul Celan, Sauver la clarté, Marie-Hélène Prouteau (par Gilles Cervera)
Paul Celan, Sauver la clarté, Marie-Hélène Prouteau, éditions Unicités, octobre 2024, 141 pages, 14 €
Marie-Hélène Prouteau nous réveille à temps. Nous étions sur le point de ne plus penser à Paul Celan.
Cette poésie d’inconfort, ce destin de mots qui bougent, frappent, surtout de mots qui résistent, se faufilent, étincellent. Marie-Hélène Prouteau, dans un court ouvrage intitulé Paul Celan, Sauver la clarté, nous aide dans son œuvre poétique à y voir plus clair.
Y croiser dans cette biographie en désordre Mandelstam, Rilke, Kafka ou Kropotkine, Jean Bruller alias Vercors, Walter Benjamin, Pasternak ou Desnos. De ce dernier apprendre de cette lettre de Youki à Gaston Gallimard l’histoire surréaliste et tragique de la boîte de chocolats de Robert Desnos…/… Il y cachait le manuscrit d’un roman d’amour et les lettres de son épouse. Initiative fatale. La boîte Marquise de Sévigné fut volée par un prisonnier russe. Desnos, espérant retrouver la précieuse boîte donna ses rations de nourriture et se refusa à quitter le camp gagné par le typhus. Il mourut terrassé par la maladie.
L’auteure nous fait soupeser à la lettre-près chaque mot du poème célanien et le souffle entre chaque mot. Et le souffle au sein de chaque mot. Jusqu’au peu connu hème (hémato) ouvrant ce vers : un hème dans le canon du fusil-Espoir.
Hème la substance servant à fixer l’oxygène dans la chaîne respiratoire. Celan, on le sait a voulu être médecin… Et l’air, l’oxygène, c’est précisément ce qui a manqué à des millions de juifs pour qui la chambre à gaz a été synonyme de mort atroce. Celan ne s’en remet pas. Le pourrait-on ? On pense à Primo Levi, on pense à Robert Antelme, tant d’autres qui sont morts ou continuent de mourir du Zyklon-B dans leur mémoire.
Mère et père assassinés en Transnistrie, Celan devient traducteur, encenseur de sens, chercheur d’infime, déplaceur de sèmes. Il vient et va là, les mots sont son monde, abstraits, intenses, brûlants. Son suicide résonnera de ce fracas et des nuances bleues que sa poésie porte.
Celan, de son vrai nom Paul Pessach Antschel… Paul Aurel, A. Pavel russifié, Paul Ancel roumanisé qui donnera l’anagramme Celan.
Peu ont ressenti dans nos terres d’ouest européen ces glissements identitaires, assignations liées aux vents d’histoire, aux déplacements de frontières, aux invasions. Nous sommes nés dans des villes au nom ancré, semble-t-il dans la pierre alors que la poétique de Celan tient ses racines dans le déracinement des pogroms, dévastations, anéantissements, de la volonté des guerriers à ne jamais baisser les armes.
Tant de fois, sa ville natale a changé de nom : Czernowitz austro-hongroise, Cernauti roumaine, Tchernivtsi ukrainienne. Tel est le fil brisé de la mémoire des noms :
« Comment s’appelle-t-il ton pays …/…
C’est lui
Il émigre partout, comme la langue ».
D’où le poème-cabane, le poème-tente, l’écriture-refuge. D’où l’abri doux des mots, même s’ils subissent d’autres censures, des violences pas moins inhumaines. D’où l’errance, le mot qui fait bouger le toit célanien de mots au fur et à mesure qu’il va vers l’ouest.
C’est le destin des errants qui « habitent sous les tentes ».
Marie-Hélène Prouteau nous fait traverser sans souci de chronologies ni de topos les amours, les séparations, les rencontres d’art – Rembrandt, Klee, bref le chaos d’étincelles de Celan où seul le poème est un bras de force et, last but not the least, la grande affaire de l’essayiste est d’arrimer Celan l’errant, Celan le lecteur et l’offreur de fleurs, le Perdu-Non perdu, mais où donc le retrouve-t-on ?
En Bretagne !
Si chère Bretagne à Marie-Hélène Prouteau. Son ourlet d’ouest, vacarmes d’eaux compris, varechs fous brassés de sel et embrasant les nuits. Oui, la Bretagne arrime, pour quelques séjours, Celan à Paul.
Oui ! En la terre presqu’îlienne de Saint Pol Roux. Oui ! Le susnommé dédicataire du Silence de la mer de Vercors. Oui ! L’éprouvé des autodafés fous, Saint Pol Roux, poète de l’affronté.
Et nous avons pensé soudain au poète breton Armand Robin. Une sorte de Celan bretonnant qui passe aussi de Pasternak à Mandelstam, et retour vers des nuits sans lui, des moi sans moi, des perdu-non perdus en haut d’un chêne de Rostrenen à traduire en cent langues les sans-terre, gagaouzes ou ouïgours par exemple. Poésie est monde, rejoignant ouest et est, nadir et septentrion.
Revenons à Celan qui cabane en Finistère.
Kermorvan, Brest, voilà les points d’ouest que recoud à l’aiguille fine la couturière Prouteau.
Le point aveugle s’illumine. Éblouit.
Celan s’ouvre et souffre. Sa dépression est durablement installée, ses blessures béent et les langues ne lui suffisent par moment pas.
Marie-Hélène Prouteau déconstruit et reconstruit le cycle breton de 1961 dont le poème Après-midi avec cirque et citadelle. Elle l’éclaire de l’intérieur. Parfois des professeurs, pour donner à lire, nous secondent heureusement. Des pédagogues nous convainquent qu’un baobab peut pousser à Brest, Perdu était Non-Perdu :
À Brest, face aux cercles de flammes,
Sous la tente où bondissait le tigre,
J’ai entendu, finitude, ton chant,
Et je t’ai vu, Mandelstam.
Paul Celan de Bucovine à la rue Tournefort, via les Blancs Sablons et la Ka(f)kanie ! Paul Celan des livres et des langues ennemies avec lesquelles il faut faire sans triche jusqu’aller hâler l’outre-langue ouverte à l’insurrection du sens : La langue allemande « proche et inoubliée. Écrire dans la langue des assassins répond à cette exigence toute intérieure », écrit M-H Prouteau. Paul Celan arpente l’immense et, de tombeau en tombeau, de tableau en tableau, s’élève et ce faisant nous élève.
Mai 68, Prague, Martin Luther King, tous les espoirs s’effondrent au fur et à mesure mais il demeure. L’espoir est une idée donc reste sa hutte. Mitsammen est le mot, n’est-ce pas, clé de voûte ou talisman. Et cette phrase adressée à l’ami éditeur qui devrait s’afficher sous tous les fronts qui pensent :
Je ne vois pas de différence de principe entre un poème et une poignée de main.
Peau contre peau. Mot avec mot. Relire Paul Celan.
Gilles Cervera
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